Dans son nouveau livre *, l’enseignant et essayiste Joachim Le Floch-Imad dévoile les causes profondes de la faillite de l’école selon lui et déplore la démission des dirigeants politiques successifs face à l’État dans l’État que constitue désormais l’Éducation nationale. Joachim Le Floch-Imad est diplômé de Sciences Po et de la Sorbonne, Joachim Le Floch-Imad est enseignant et essayiste. Il est l’auteur, au Cerf, de Tolstoï, une vie philosophique (Prix Brantôme de la biographie historique 2024).
— La régression éducative nous précipitera dans la tiers-mondisation », écrivez-vous. N’est-ce pas alarmiste ? En quoi la crise de l’école est-elle un défi existentiel ? Notre économie vaudra demain ce que vaut notre école aujourd’hui, tant en matière de gains de productivité que d’innovation et de croissance. Selon les économistes E. Hanushek et L. Wößmann, 25 points Pisa en plus représentent 30 % de PIB supplémentaires à l’horizon 2100. Cela devrait nous inquiéter, alors que la moitié des collégiens ne maîtrise pas les compétences élémentaires en français et que le niveau en mathématiques des écoliers se situe, selon Timss, entre le Kazakhstan et le Monténégro.
— Le délitement éducatif ne fait pas qu’appauvrir la France : il la défait. De la capacité de l’école à transmettre les savoirs dépend en effet le maintien de la paix civile, la barbarie des actes s’inscrivant dans le vide de la pensée. Se joue également la survie d’un modèle de citoyenneté, d’une culture et d’une langue. Peut-on « faire nation » lorsque la moitié des 16-24 ans ignore en quelle année a débuté la Révolution française ? La France qui veut rester la France doit comprendre qu’aucune cause n’importe plus que celle de l’école.
— Vous attribuez la responsabilité de cette crise aux élites coupables d’« un suicide assisté ». Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Nous ne sommes pas gouvernés par une élite, mais par une caste qui s’en donne le nom sans en assumer les devoirs. En discours, celle-ci rivalise de slogans pour expliquer que l’école est « la mère des batailles ». En actes, le courage, le sens de l’intérêt général et le souci du long terme font défaut, si bien que les ministres abdiquent très tôt et sont relégués à un rôle de gestionnaire ou de communicant. Sans cap, l’école navigue quant à elle à vue, au gré d’effets d’annonce et de propositions de façade sur des sujets aussi périphériques que les rythmes scolaires, l’éducation à la sexualité ou l’écocitoyenneté. Le retrait du politique crée une brèche dans laquelle s’engouffre l’administration de la Rue de Grenelle, avec ses « experts », lobbys et syndicats qui édulcorent les réformes, voire refusent de les mettre en œuvre.
— Quel est cet État dans l’État qui aurait fait « main basse sur l’Éducation nationale » ?
— L’État dans l’État, immuable et indépendant des gouvernements, constitue moins un bloc qu’une coalition. Il y a d’abord les tenants des pédagogies constructivistes qui voient l’école comme une contre-société libertaire. Leur credo est celui de l’Éducation nouvelle et de son pionnier Roger Cousinet : « Il faut que le maître cesse d’enseigner pour que les élèves commencent à apprendre. » Cette idéologie infuse à tous les échelons, de l’administration centrale aux rectorats en passant par l’Inspection générale.
Je pense en outre à l’omniprésence des syndicats, malgré une faible représentativité, et à leurs responsables, qui sortent de leurs prérogatives et défient l’autorité du ministre. Les illustrations ne manquent pas, de la prise en otage des copies du bac sous Blanquer au refus d’appliquer le « choc des savoirs » et l’interdiction de l’abaya, en passant par le mouvement des « désobéisseurs » sous Darcos et les consignes de vote proextrême gauche aux élections législatives. S’y ajoutent ces associations agréées qui importent leur militantisme dans les classes et les instances où l’on décide des programmes. SOS Méditerranée, La Ligue des droits de l’homme, l’Observatoire des inégalités, CoExist : la liste est longue.
Il y a enfin le pouvoir des juges constitutionnels et administratifs, ainsi que de Bercy qui traite l’école comme une variable d’ajustement, au prix d’efforts budgétaires mal ciblés. On réduit les dépenses nécessaires et on arrose le désert quand des économies s’imposent, à l’université, par exemple, où l’échec massif en premier cycle coûte 543 millions par an.
— Vous parlez d’« État profond ». Ne craignez-vous pas le procès en « populisme » et en « complotisme » ?
— La priorité est moins de traquer le « populisme » que de défendre les plus modestes qui n’ont que l’école pour s’élever. Notre classe dirigeante s’en désintéresse, car elle se sait à l’abri du naufrage, sa reproduction sociale étant assurée grâce au hors contrat [privé non subventionné], au contournement de la carte scolaire [inscrire l'enfant ailleurs que dans les écoles publiques proches de sa résidence] et à la scolarisation à l’étranger. Le problème n’est pas que l’on cherche le meilleur pour ses enfants, mais que l’on organise l’enseignement de l’ignorance pour ceux des autres. La notion d’État profond renvoie à l’impuissance politique, un mal souvent pointé en matière économique, judiciaire et migratoire, et qui frappe tout autant l’éducation. La cohorte de ministres corsetés en témoigne. Même Anne Genetet a dit s’être heurtée, Rue de Grenelle, à une administration avançant seule et prenant des décisions politiques.
— Vous expliquez que ce coup d’État a été rendu possible par la démission des hommes politiques…
— Notre impuissance éducative est consentie, et même fabriquée — à force de renoncements, d’amateurisme et d’aveuglement. Le politique, ayant consenti à son effacement, n’est plus qu’un contre-pouvoir, un figurant parmi d’autres. Briser cet engrenage pour rétablir la souveraineté populaire sera l’enjeu majeur de l’élection présidentielle à venir.
— De Gaulle concluait déjà « qu’aucune institution ne peut être vraiment réformée si ses membres n’y consentent pas, à moins de faire table rase par la dictature ou par la révolution ». Ne serait-il pas plus simple de « raser la Rue de Grenelle », selon le mot de Jacques Julliard ?
— Il faut surtout rendre à chacun ses attributions naturelles : le politique fixe le cap et l’administration l’exécute. L’Éducation nationale n’est pas ingouvernable, mais mal gouvernée, du fait notamment de sa bureaucratie pléthorique. 20 % de la dépense totale des établissements est allouée à des personnels non enseignants, un record qui justifie des coupes dans le millefeuille administratif, les emplois de bureau semi-fictifs et les comités Théodule (Conseil scientifique de l’Éducation nationale, Conseil d’évaluation de l’école, etc.). Il est de même urgent de supprimer les INSPÉ (ex-IUFM) où l’on apprend aux professeurs à ne rien apprendre, avec des formations toujours plus idéologiques : « Guérir de “l’hégémonie hétérosexuelle” », « La nature a-t-elle un genre ? », « Queeriser le curriculum ». Cette thérapie de choc ne signifie pas la privatisation. La France a trop souffert des guerres scolaires pour en raviver le spectre. Si le Titanic se dirige vers l’iceberg, mieux vaut en changer le cap plutôt que d’inviter chacun à affréter son canot de sauvetage.
— Les racines de la crise de l’école sont lointaines. Emmanuel Macron n’a-t-il pas néanmoins aggravé cette crise ?
— Emmanuel Macron n’est pas l’initiateur du désastre éducatif, mais son accompagnateur. Dans la mesure où il avait décrit l’école comme son « domaine réservé », il porte l’entière responsabilité de la noirceur à laquelle elle est en proie. La valse des contre-ordres et des ministres — sept en trois ans — constitue le symptôme le plus éloquent de son manque de volonté politique. « Le pays vit pour l’administration, et non l’administration pour le pays », déplorait Emmanuel Macron en 2016 dans Révolution. Force est de constater pourtant que l’administration de l’Éducation nationale n’a jamais été aussi puissante ni autonome qu’à la fin de son second quinquennat. La révolution attendra. Le redressement de l’école aussi !
— Si vous étiez ministre de l’Éducation nationale, quelle mesure prendriez-vous d’emblée ?
— Notre école a besoin d’idéaux régulateurs clairs et de politiques publiques ambitieuses : recentrage sur les fondamentaux et la culture générale au détriment des sciences de l’éducation et de l’approche par compétences ; réécriture des programmes ; reconstruction de la valeur certificative des examens ; orientation plus précoce et revalorisation de la voie technique ; passage au collège modulaire ; remise à plat de la politique d’éducation prioritaire ; revalorisation des professeurs ; resanctuarisation et impunité zéro pour les élèves violents et les parents démissionnaires. Ce virage à 180 degrés implique de nettoyer les écuries d’Augias et de libérer le politique de l’emprise de la technostructure. Des rotations ciblées seront nécessaires aux postes clés, tant chez les directeurs d’administration qu’au sein de l’Inspection générale et des recteurs, dont certains profils donnent à frémir. Au besoin de cohérence dans les nominations s’ajoute celui de sanctionner ceux qui violent le devoir de « loyauté » et de « neutralité » auquel les textes officiels astreignent les agents publics. Ce changement de méthode fera grand bruit. Vu l’abîme dans lequel se trouve l’école, il est néanmoins illusoire d’imaginer la sauver sans vagues.
— Croyez-vous le sursaut possible ?
— Oui. L’histoire de France prouve notre capacité à surmonter l’esprit de défaite et à rebâtir sur les ruines. Du Portugal à l’Estonie, en passant par la Pologne ou le Maroc, bien des pays ont su redresser leur école via des décisions de bon sens. À nous de nous en inspirer pour trouver le remède à nos malheurs et la force de résister à nos déconstructeurs. Les trésors de dévouement dont sont capables nos enseignants me donnent envie d’y croire. Aussi longue que soit la nuit, l’aurore demeure inéluctable.
Main basse sur l’Éducation nationale : Enquête sur un suicide assisté
de Joachim Le Floch-Imad
paru le 21 août 2025,
aux éditions du Cerf,
à Paris,
274 pages
ISBN-10 : 2 204 157 759
ISBN-13 : 978-2204157759
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