jeudi 17 avril 2025

Pourquoi les intellectuels se trompent (si souvent)


 

Chronique d'Eugénie Bastié sur le dernier livre de Samuel Fitoussi.

Lors des législatives anticipées de juin dernier des intellectuels et écrivains français, mais aussi du monde entier, ont appelé à voter pour le Nouveau Front populaire. Des centaines d’économistes bardés de diplômes ont soutenu un programme économique aberrant. Sur les campus des facultés les plus prestigieuses du monde occidental, on a vu des étudiants crier leur haine de l’Occident, juger la médecine « trop blanche » ou proclamer que la différence biologique des sexes n’existait pas. Comment expliquer un tel parti pris dans la frange de la population censée être la plus éduquée ?

« Et si la culture, l’intelligence et l’éducation n’étaient pas gages de sagesse, mais en réalité prédisposaient à l’erreur ? » : c’est la thèse audacieuse du jeune essayiste Samuel Fitoussi dans son dernier livre Pourquoi les intellectuels se trompent (Éditions de l’Observatoire). Dans la lignée d’un Raymond Aron (L’Opium des intellectuels), d’un Raymond Boudon (Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme), d’un Jean-François Revel (La Connaissance inutile), ou d’un Jean Sévillia (Le Terrorisme intellectuel), Fitoussi se penche sur une question épineuse de notre temps : comment des gens éclairés et cultivés peuvent-ils embrasser les pires options idéologiques ? Le XXe siècle en fut plein d’exemples funestes. L’écrasant soutien des intellectuels au communisme a montré la propension des clercs à s’aveugler sur le pire et même à le justifier. Simone de Beauvoir a fait l’éloge du maoïsme, Jean-Paul Sartre estimait qu’on n’avait pas tué assez pendant la Terreur. Les Khmers rouges, qui ont commis un génocide sur leur propre peuple, étaient dirigés par huit intellectuels francophones qui avaient tous étudié à la Sorbonne. À la conférence de Wannsee où les nazis décidèrent de la Solution finale, la moitié des participants détenaient un doctorat.

Féru de psychologie évolutionniste, cette discipline qui explique les comportements humains à partir de la théorie de l’évolution, Fitoussi cite abondamment (trop, peut-être) des études scientifiques pour expliquer les biais de l’intelligence. L’évolution a, dit-il, favorisé le conformisme. La raison n’est pas seulement une faculté orientée vers la recherche de la vérité, elle est aussi au service de notre réputation. Le souci de la vérité et le souci d’être bien vu s’affrontent en nous. Or les intellectuels ont souvent beaucoup à perdre à reconnaître qu’ils ont fait fausse route : que resterait-il de leur crédit ? C’est pourquoi, note Fitoussi, même « les intellectuels de gauche qui finissent par être en désaccord avec “la gauche” sur la quasi-intégralité des sujets ne passent jamais à droite, mais affirment plutôt vouloir rebâtir une “vraie gauche” ». En revanche l’intellectuel n’a pas grand-chose à perdre s’il se trompe. À la différence d’un entrepreneur qui fait faillite s’il fait les mauvais choix, l’intellectuel paie rarement le prix de ses erreurs. Le biais de confirmation, qui nous fait sélectionner des informations allant déjà dans le sens de nos croyances, et la douceur du déni, qui fait que notre cerveau évite au maximum les informations désagréables, font qu’il est très difficile à un intellectuel d’admettre avoir eu tort.

L’intellectuel est en outre prédisposé à l’idéologie car celle-ci lui donne un rôle prépondérant de grand organisateur social. Si la société est un jeu de Meccano à construire et déconstruire, l’intellectuel en devient le grand architecte, d’où sa propension à adopter les idéologies les plus constructivistes, à haïr la société telle qu’elle est et à s’éloigner du sens commun.

On sort de ce livre brillant un peu découragé. Si ni la culture ni l’intelligence ne nous préservent de l’erreur, et pire, si elles nous y prédisposent, à quoi bon lire, fréquenter les chefs-d’œuvre du passé et nourrir son âme ? Il semble que les philosophes ne sortent de la caverne que pour mieux y enchaîner leurs semblables. Fitoussi insiste sur « l’humilité » à laquelle devrait nous pousser la compréhension des biais de l’intelligence, mais aussi sur la nécessité de préserver la liberté d’expression, qui permet de mettre les idées en concurrence et de corriger les erreurs. « Personne ne méprise autant la crétinerie d’hier que le crétin d’aujourd’hui », écrivait Nicolás Gómez Dávila. Ce livre nous invite à nous méfier des doxas du présent qui seront les hérésies de demain.

Pourquoi les intellectuels se trompent
par Samuel Fitoussi,
paru le 9 avril 2025,
aux éditions de l'Observatoire,à Paris,
272 pp.,
ISBN-13: 979-1032933886

Voir aussi

Autres citations de l'aphoriste colombien Nicolás Gómez Dávila :


« L'instruction ne guérit pas la bêtise, elle lui donne des armes. »

 « “Social” est l'adjectif qui sert de prétexte à toutes les escroqueries. »

« L’homme d’aujourd’hui est libre, comme le voyageur perdu dans le désert. » 


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