dimanche 12 novembre 2023

Les activistes de la cause transgenre et de l'ultraféminisme ont pris une place considérable dans Wikipédia, instances dirigeantes comprises

Factuel. media et « Le Point » proposent une enquête conjointe sur Wikipédia.

L’activisme transgenre est-il compatible avec l’histoire du cyclisme ? Cette question, en apparence farfelue, a provoqué un débat houleux entre contributeurs de Wikipédia. Il était question de Robert Millar, grimpeur écossais, quatrième du Tour de France 1984. Aujourd’hui âgé de 65 ans, Robert Millar (ci-contre lors du Tour de France 1993) se fait appeler désormais Philippa York. Après son retrait des pelotons, en 1996, le coureur a déclaré vouloir « changer de genre ».  C’est sous ce nom qu’il apparaît dans Wikipédia.

Bien entendu, aucun passionné de cyclisme ne se souvient d’une quelconque Philippa York qui aurait brillé un jour dans le peloton professionnel masculin. Malgré tout, des contributeurs sont montés au front ces dernières années, dans le but d’effacer toute référence à « Robert Millar » de la page. Ils agissaient sous pseudonyme, comme c’est souvent le cas sur l’encyclopédie en ligne.

La bataille entre contributeurs a été acharnée. Les uns effaçaient Robert Millar, les autres le réinscrivaient. « “@Nattes à chat”, je vois que tu as annulé le nom du coureur entre parenthèses sous sa photo », déplore « Cymbella » le 17 décembre 2019 en rappelant quelques principes de base de l’encyclopédie. « Le nom de Philippa York n’est pas cité dans les ressources relatives au sport, l’utiliser seul pour désigner le coureur s’apparenterait à un non-respect des sources et à une réécriture de l’histoire. »

Idéologie diffuse

 « Philippa York est une personne et une seule », rétorque « Clairegris » un an plus tard, alors que la page a été une énième fois modifiée. « Robert Millar » est un deadname [un morinom], considère-t-elle. Il doit disparaître ! « Le fait que ma rédaction de sa page est (sic) été vandalisée avec de telles justifications scabreuses (parce qu’il n’y a pas d’autre terme) me donne [re-sic] envie de vomir. » Et la contributrice anonyme de lancer : « C’est bel et bien Philippa York qui a gagné le grand prix de la montagne du Tour de France 1984. » Une affirmation que même Philippa York ne soutient pas. Elle est bien placée pour mesurer l’écart considérable qui sépare les performances des hommes et celles des femmes, à haut niveau, dans les sports d’endurance. Différentes études concluent à un différentiel de puissance de 35 % à 40 %, soit le gouffre séparant un vainqueur du Tour de France d’un honnête amateur.
Certains contributeurs de Wikipédia sont têtus, mais pas autant que la biologie. Après avoir fait preuve d’une certaine largeur de vue en laissant des ex-hommes courir avec les femmes, au nom de l’évolution des mœurs, l’Union cycliste internationale a fait brusquement marche arrière en juillet 2023. Les transgenres ne sont plus acceptés chez les féminines (sauf si la transition a été terminée avant la puberté). La question n’est pas anecdotique, car le sport de haut niveau pose un sérieux défi à la frange radicale du mouvement trans. Après avoir autorisé dans un passé récent les transgenres à concourir avec les femmes en cyclisme, natation, rugby, sport de combat, etc., les instances sportives font actuellement marche arrière, toutes disciplines confondues, sous la pression des concurrentes nées femmes qui crient à la mort de leurs disciplines (les femmes ayant transitionné et voulant concourir avec les hommes ne posent aucun souci, il n’y en a pas).

L’internaute curieux qui consulterait la page «  Personnes trans dans le sport  » de Wikipédia pourrait conclure que c’est un scandale, une atteinte intolérable au droit des transgenres. La page cite en effet une méta-analyse, réalisée en 2023 par le Centre canadien pour l’éthique dans le sport (CCES) selon laquelle les femmes trans, c’est-à-dire nées hommes, « n’ont pas d’avantages dans les compétitions sportives d’élite », et qu’il y a « peu de preuves » que « les facteurs liés à la puberté masculine — tels que la taille des poumons et la densité osseuse — produisent un avantage ».

Le 13 avril 2023, le contributeur « WikipSQ » s’insurge. Le CCES n’est pas un organisme désintéressé, mais une structure militante, « en conflit d’intérêts ». Il a laissé de côté pour sa méta-analyse de nombreux travaux qui n’allaient pas dans le sens désiré. De plus, les citations en français sont tronquées. Le tout « dessert Wikipédia », conclut « WikipSQ ».

Irremplaçable transparence

Chacun de ces éléments de discussion est accessible en quelques clics. L’encyclopédie collaborative en ligne pratique la transparence intégrale, depuis sa création aux États-Unis, en 2001. Avec un peu d’habitude (et beaucoup de patience), n’importe qui peut retrouver les versions successives d’un article et suivre les échanges, parfois très vifs, entre les contributeurs. Ces derniers viennent de tous horizons. Personne ne les interroge sur leurs motivations, personne ne les censure a priori. En quelques dizaines de minutes, l’autoformation permettant de modifier Wikipédia est terminée, les travaux pratiques peuvent commencer. A posteriori, des « administrateurs » eux aussi bénévoles, font le ménage et arbitrent les conflits, appelés guerre d’édition dans le jargon wiki.

Bien entendu, l’immense majorité des internautes qui utilisent Wikipédia ne clique jamais sur les onglets « historique » et « discussion ». Ils viennent simplement chercher des informations, présumées objectives. Et elles le sont, en général. Dans un livre non traduit en français publié en 2022 (Should You Believe Wikipedia? Devez-vous croire Wikipédia ?, Presse de l’université de Cambridge) la chercheuse américaine Amy Bruckman souligne la fiabilité étonnante de cet outil gigantesque (2,5 millions d’articles rien que pour le français), issu d’un travail bénévole et collectif. Wikipédia « peut seulement fonctionner dans la pratique, mais ne peut pas fonctionner en théorie », écrit-elle avec humour.

« Les bons gagnent à la fin  » [peut-être], mais…

Contributeur très régulier depuis des années, souvent aux prises avec des rédacteurs qu’il juge trop militants, Michel nuance un peu. « À la fin, sur Wikipédia, les bons gagnent toujours. Le système collaboratif fait que tôt ou tard, les vrais spécialistes d’une question quelconque sortent du bois et mettent tout le monde d’accord, mais ça peut prendre un temps fou ! » [Ce n’est pas évident, sur des sujets controversés, quand les administrateurs ont des a priori idéologiques et se cooptent.]

Dire que l’encyclopédie en ligne est sous influence serait exagéré, selon Le Point. Elle est, plus prosaïquement, immergée dans son époque. Nous avons le Wikipédia que nous méritons. Les résultats du sondage interne réalisé en 2020 dans la communauté des wikinautes à propos de l’écriture inclusive sont éclairants, à cet égard. Les 371 contributeurs avaient rejeté à 79 % l’emploi de pronoms comme « iel » ou « lae ». Ils étaient 16 % à y être favorables ou à les tolérer. Énorme ? Non. Ce résultat est très proche de celui d’une enquête Ifop pour Otypo réalisée en mai 2023 sur 1 078 personnes : 17 % des sondés avaient déjà utilisé volontairement des formulations comme « iel » ou « ellui ».

[Nous n’avons pas retrouvé cette étude, il en existe une autre faite aussi par l’Ifop pour l’identique Otypo le même mois de mai 2023, mais sur 1003 personnes et la question porte le point médian même si la présentation graphique est accompagnée à titre décoratif d’un ellui/iel en gris…



 
]

La page consacrée à l’affaire Adama Traoré, du nom de ce jeune homme mort en juillet 2016 à la suite d’un contrôle de gendarmerie, est également symptomatique. Wikipédia est passé à côté du sujet, mais pas davantage que de nombreux médias, source principale des wikinautes. Pendant sept ans, la majorité des contributeurs a relayé la presse, qui relayait les positions du comité Vérité pour Adama, réduisant au silence les voix minoritaires qui soulignaient l’absence de mise en examen. Certains d’entre eux citaient Valeurs actuelles à l’appui de leurs propos. « Faute ! » Le titre n’est pas considéré comme suffisamment fiable par les administrateurs bénévoles de Wikipédia. Lorsque le non-lieu est devenu la seule issue possible (il est intervenu en septembre 2023), certains contributeurs, plutôt que de faire amende honorable, ont demandé la suppression pure et simple de l’article, « illustration du racisme et de la néopétainisation de la France », écrit Ssirdeck le 9 juillet 2023…

Sur Wikipédia, fermer une page [ou la renommer comme dans le cas de Robert/Pjillipa Millar] se fait par un vote, mais le corps électoral, souvent, est singulièrement réduit. Avec 371 participants, le sondage sur l’écriture inclusive de 2020 a battu un record. « La plupart du temps, explique un contributeur expérimenté, quelques dizaines de votants seulement participent. Il suffit donc de quelques voix pour faire la différence. » C’est une fragilité intrinsèque de Wikipédia. Malgré ses ambitions universelles, l’encyclopédie est sensible aux menées d’un petit groupe organisé et entreprenant. Il n’a même pas besoin d’être clandestin, comme le montre l’exemple des Sans-pagEs, collectif spécialisé dans les questions de genre, fondé en 2016 par Natacha Rault, alias « Nattes à chat », l’une de celles qui ne voulaient plus voir le nom « Robert Millar » dans la page de Priscilla York.

Combat douteux

Le but initial des Sans-pagEs était de combler l’écart entre le nombre de biographies masculines et féminines sur Wikipédia (de l’ordre de 80/20). […] Le problème est que les Sans-pagEs semblent s’égarer dans des combats douteux. Exemple, la page dédiée à la triste affaire dite de la Ligue du LOL. Lancée en 2019 par un article de la rubrique Checksnews de Libération, cette rumeur d’un club masculin harcelant des femmes sur les réseaux sociaux dans l’univers des médias a ruiné plusieurs carrières, les membres présumés de la ligue se voyant licenciés du jour au lendemain. Ils ont fait condamner leurs employeurs aux prud’hommes. En février 2022, le parquet de Paris a classé l’affaire sans suite, pour infraction insuffisamment caractérisée. Les médias qui avaient propagé les bobards ont fait amende honorable, admettant le naufrage, l’emballement collectif. Comme le constate Alexandre Hervaud, un des journalistes accusés à tort dans cette affaire, « le moins que l’on puisse dire est que cela ne ressort pas clairement de la page Wikipédia » ! L’inanité des accusations est noyée dans des développements interminables, qui doivent beaucoup à… Natacha Rault, contributrice très active de cette page. Natacha Rault a fondé le collectif « Les Sans-pagEs » en 2016.

Alexandre Hervaud, cité à tort et à travers dans l’article sur la Ligue du LOL, a renoncé à corriger la page. Comme le montrent les nombreux cas compilés par Factuel (Eugénie Bastié, Christophe Bourseiller, Dora Moutot, etc.), effacer des calomnies propagées sur Wikipédia est incroyablement chronophage. Il faut affronter un ou plusieurs contributeurs, prêts à y passer beaucoup de temps. Une seule et même personne s’emploie depuis des années à dire du mal des acteurs de la pseudo-Ligue du LOL et d’Eugénie Bastié… Pourquoi ? Contacté, ce professeur d’histoire, « qui a au moins le mérite d’écrire sous son vrai nom », concède Alexandre Hervaud, n’a pas répondu.

Début 2023, Géraldine Woessner, journaliste au Point, a été contrainte de demander la suppression de sa page Wikipédia, créée par un anonyme. Le seul but, de toute évidence, était de la présenter comme vendue aux lobbys et elle n’avait pas le temps de se lancer seule dans une guerre d’édition face à un groupe organisé. Wikipédia France lui avait d’abord répondu par un message type : « La Wikimedia Foundation se contente de fournir une infrastructure informatique permettant aux internautes de rédiger des articles […] Les articles ne sont pas susceptibles d’être supprimés sur demande. » Dans un second temps, un administrateur bénévole de la Wikimédia Fondation s’était rendu à l’évidence. « Je reconnais qu’on est dans un biais de Wikipédia », écrit-il. « Pour les personnes engagées sur des terrains polémiques, les articles Wikipédia, dans ce cas précis et trop souvent, se bornent à une vague suite de “controverses” ». La page n’existe plus.

L’animateur Mc Lesggy, à son tour, est aux prises avec un internaute anonyme qui a décidé de le faire passer sur Wikipédia pour un vendu aux lobbys agro-industriels, lui aussi. « Je ne le connais pas, raconte Olivier Lesgourgues (c’est son vrai nom). Le plus probable est qu’il croit à ce qu’il écrit ! » Pour justifier l’acharnement à vouloir gommer des noms comme celui de Robert Millar de Wikipédia, Natacha Rault avait évoqué dans un entretien « le mal que ça fait aux personnes trans de voir leur passé étalé sur le Net ». Excuse commode pour un activisme débridé. Philippa York parle sans réticence de son cheminement et des deux identités qu’elle a eues successivement. Elle a posé récemment devant un portrait géant, représentant le coureur qu’elle était au sommet de sa gloire ! « Certains me disent encore “Robert” au milieu de la conversation et je vois qu’ils s’en veulent presque de faire cette erreur. Mais ce n’est pas grave, il n’y a rien de méchant », déclarait-elle au Parisien en juin 2019.

Décrire ou influencer ?


S’agit-il de rééquilibrer Wikipédia pour que l’encyclopédie reflète le plus fidèlement possible la société et les mœurs ou d’infléchir subtilement ces dernières ? Le moins que l’on puisse dire est que les Sans-pagEs, à l’image de Natacha Rault, cultivent l’ambiguïté. Le collectif a un programme officiel visant à créer des pages sur Wikipédia pour des femmes spécialisées dans la géographie du genre. Cette discipline entend examiner le rapport à l’espace en fonction des sexes. C’est une niche universitaire, dans le vaste ensemble formé par la géographie tout court. Celle-ci a connu des progrès spectaculaires [selon le Point] depuis quelques décennies, grâce aux satellites et aux traitements de données, entre autres.

Sur Wikipédia, pourtant, l’article «  Géographie du genre  » est nettement plus long et plus détaillé que l’article «  Géographie  » tout court ! Il énumère de nombreuses universitaires, extrêmement « pointues », telle cette « spécialiste des pratiques spatiales des femmes dans les espaces publics iraniens », dont la portée encyclopédique reste à démontrer. Un coup d’œil à l’historique des pages Géographie du genre permet de constater que les contributrices sont peu nombreuses. Apparemment, le sujet ne passionne guère, en dehors d’un cercle d’initiés. Marotte inoffensive ? Pas forcément. L’idée que les collectivités devraient s’employer à créer des espaces publics « non genrés » a gagné beaucoup de terrain ces dernières années, en particulier chez les élus écologistes. Renforcer l’idée que la démarche est soutenue par un corpus universitaire robuste (ce qui reste à prouver) n’est pas forcément innocent.

Repérée par nos collègues de Factuel, la page «  Travestissement, identité de genre et sexualité de Jeanne d’Arc  » améliore-t-elle vraiment la visibilité des femmes sur Wikipédia ? Elle est alimentée par Léna, qui fut successivement membre de Wikipédia France, du comité de bourses de projet de la Wikimédia Fondation, avant de rejoindre les Sans-pagEs…

Donateurs de Wikipédia, ceci vous regarde…

Comme le rappellent nos confrères de Factuel, les Sans-pagEs, dont Natacha Rault est désormais salariée, sont soutenus financièrement par Wikimédia France, représentation de Wikipédia dans notre pays. Lors de son dernier conseil d’administration, le 14 mai, Wikimédia France, qui subventionne très peu d’associations, a accordé 30 000 euros au titre de l’exercice 2022-2023 aux Sans-pagEs. Une décision prise entre amis : Capucine-Marin Dubroca-Voisin, salariée de Wikimédia France, est également trésorière des Sans-pagEs. Ce mélange des genres serait qualifié de prise illégale d’intérêt dans le secteur public. Dans le privé, rien de tel.

L’association a le droit de vivre en symbiose avec l’encyclopédie. Cette dernière, apparemment, se préoccupe peu de voir les Sans-pagEs s’éloigner autant de leur raison d’être. Contacté, Rémy Gerbet, directeur exécutif de Wikimédia France, confirme l’existence d’un partenariat noué en 2019 avec les Sans-pagEs, dans le but d’encourager leur travail sur les « biais de genre », en soutien aux « communautés ou groupes émergents et marginalisés ». Curieusement, il ajoute que « Wikimédia France n’a pas de rôle ou de responsabilité éditoriale sur Wikipédia ». C’est formellement exact, mais le soutien aux Sans-pagEs revient néanmoins à peser sur les contenus édités. Somme toute, [selon Le Point] cela change seulement à la marge le contenu très riche de Wikipédia, qui reste un outil extraordinaire, y compris dans ses défauts. Jamais autant d’interprétations militantes de la réalité à prétention objective et encyclopédique n’ont été archivées aussi minutieusement. La relecture de certains historiques de Wikipédia, à froid, promet d’être instructive.


Voir aussi

Elon Musk contre Wikipédia, jugé trop « wokiste » : Idiopédia/Bitopédia/Wokopédia

Co-fondateur de Wikipédia : je ne fais plus confiance au site que j’ai créé (vidéo + exemples de parti-pris)

Article de Larry Sanger sur la partialité croissante de Wikipédia avec exemples (en anglais)

Wikipédia et le gouvernement britannique auraient décidé de censurer le débat sur le climat

Co-fondateur de Wikipédia : je ne fais plus confiance au site que j’ai créé

Wikipédia et les GAFAM : parti pris et désinformation sur le « grand remplacement »

Le cas de Bret Weinstein (PhD en biologie, ancien professeur d’Evergreen college) et de l’article qui lui est consacré sur Wikipédia 

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