Au total, la France eut entre 8 207 000 et 8 410 000 hommes mobilisés pendant la Première Guerre mondiale (source).
1) Effectifs de Français de « souche » (Métropolitains et Français d’outre-mer et des colonies) dans l’armée française durant le premier conflit mondial :
- Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français furent mobilisés, soit 20 % de la population française totale.
- Parmi ces 7,8 millions de Français, figuraient 73 000 Français d’Algérie, soit 20 % de toute la population « pied-noir ».
- Les pertes parmi les Français métropolitains furent de 1 300 000 morts, soit 16,67 % des effectifs.
- Les pertes des Français d’Algérie furent de 12 000 morts, soit 16,44 % des effectifs.
2) Effectifs africains
- Le Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) fournit 218 000 hommes (dont 178 000 Algériens), soit 2,65 % de tous les effectifs de l’armée française.
- Les colonies d’Afrique noire dans leur ensemble fournirent quant à elles, 189 000 hommes, soit 2,3 % de tous les effectifs de l’armée française.
- Les pertes des Maghrébins combattant dans l’armée française furent de 35 900 hommes, soit 16,47 % des effectifs.
- Les chiffres des pertes au sein des unités composées d’Africains sud-sahariens (les Tirailleurs) sont imprécis. L’estimation haute est de 35 000 morts, soit 18,51 % des effectifs ; l’estimation basse est de 30 000 morts, soit 15,87 %.
Ces chiffres contredisent donc l’idée reçue de « chair à canon » africaine d’autant plus qu’au minimum, un tiers des pertes des Tirailleurs « sénégalais » furent la conséquence de pneumonies et autres maladies dues au froid, et non à des combats. D’ailleurs, en 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains, alors que les troupes métropolitaines se mutinèrent.
Exécution d’un soldat français (blanc) par un peloton français lors de la Première Guerre mondiale |
Enfin, une grande confusion existe dans l’emploi du terme « Coloniaux ». Ainsi, l’héroïque 2° Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était composé de 16 régiments (pour 254 régiments et 54 bataillons composant l’Armée française), mais ces 16 régiments étaient largement formés de Français mobilisés, dont 10 régiments de Zouaves composés majoritairement de Français d’Algérie, et du RICM (Régiment d’infanterie coloniale du Maroc), unité alors très majoritairement européenne.
Autre idée reçue utilisée par les partisans de la culpabilisation : ce serait grâce aux ressources de l’Afrique que la France fut capable de soutenir l’effort de guerre.
Cette affirmation est également fausse, car, durant tout le conflit, la France importa 6 millions de tonnes de marchandises diverses de son Empire et 170 millions du reste du monde.
Des Tirailleurs « sénégalais » ont courageusement et même héroïquement participé aux combats de la « Grande Guerre ». Il était bon de rendre hommage à ces soldats, souvent enrôlés de force.
Cependant, il est malhonnête d’utiliser leur mémoire pour des buts idéologiques, car, durant la guerre de 1914-1918, ils ne composèrent que 2,3 % du corps de bataille français et leurs pertes furent du même ordre que celles des troupes métropolitaines.
Extraits de la critique du Figaro du film Tirailleurs :
Mathieu Vadepied, ancien chef opérateur de Jacques Audiard et de Nakache et Toledano, a choisi le didactisme et les bons sentiments. Omar Sy, également producteur, se retrouve donc sur la ligne de front en compagnie de son fils dont les autorités ne savent pas qu’il est son fils (vous suivez ?).
Il n’a qu’une idée : retourner chez lui. Le gamin ne l’entend pas de cette oreille. Il veut grimper dans la hiérarchie militaire, conquérir ses galons, être un vrai Français (vous suivez encore ?).
Un ensemble convenu
Le conflit de générations se déroule au milieu des tranchées. L’incompréhension grandit sous les obus. Le papa surveille son rejeton comme le lait sur le feu et personne ne se doute de leur relation. Ah, ces troufions, sans cesse occupés à racketter la solde de leurs compagnons. Les scènes de bataille sont d’une confusion rare. Les hommes piétinent dans la gadoue, sous un déluge d’explosions.
Les dialogues sont lourdement signifiants. Sous son uniforme bleu horizon, Omar Sy jette des regards affolés, comme s’il cherchait désespérément le fauteuil roulant d’Intouchables sur le théâtre des opérations. L’expression prend soudain tout son sens, tant l’ensemble paraît théâtral, convenu, amidonné.
Tout cela serait inoffensif si le réalisateur ne s’offrait, par moments, des embardées pseudo-poétiques, comme cette petite fille blonde avec sa poupée dans une maison abandonnée ou ce pauvre renard empêtré dans les fils barbelés que le héros libère courageusement sous le feu de l’ennemi. On retrouvera l’animal beaucoup plus tard sous l’Arc de Triomphe, dans une séquence qui pourrait être un hommage à la Fondation Bardot, car vous n’ignorez pas que le soldat inconnu est évidemment un tirailleur (vous suivez toujours ?).
Un suspense absent
Quant au suspense, il figure aux abonnés absents. La raison en est bien simple : fébrile et sûr de lui, le sous-officier ressemble à Emmanuel Macron. À ce détail, on devine que sa mission va virer à la catastrophe. La décence interdit de comparer le résultat aux Sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick, longtemps invisible en France.
Le film, présenté au dernier Festival de Cannes en ouverture de la section Un certain regard, est donc plein d’humanité. On aurait préféré qu’il soit bourré de talent. Nos tirailleurs meurent au champ d’honneur pour la deuxième fois. Rompez !
La note du Figaro : 1/4.
Ajoutons au dossier, ce texte de Guillaume Perrault, rédacteur en chef au Figaro. Maître de conférences à Sciences Po, il enseigne l’histoire politique française et les institutions politiques. Il est l’auteur de quatre livres.
Non, les tirailleurs sénégalais n’ont pas été « oubliés » en France
Tirailleurs de Mathieu Vadepied, avec Omar Sy dans le rôle principal, dépeint deux tirailleurs sénégalais en 14-18 (un homme engagé volontaire pour retrouver son jeune fils, enrôlé de force). Pour reconstituer les combats, le réalisateur s’est assuré le concours d’un conseiller historique, le colonel Michel Goya, historien militaire réputé. Le film, ainsi que certaines appréciations de l’auteur et de l’acteur principal dans leurs interviews, soulèvent toutefois d’importantes questions. Qui étaient vraiment les tirailleurs sénégalais et ont-ils été traités de cette façon ?
Les tirailleurs sénégalais ont été créés, en 1857, par Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal, avec l’approbation de Napoléon III. Faidherbe s’inspire du modèle des tirailleurs algériens constitués quinze ans plus tôt. Le terme de tirailleur, très ancien, désigne à l’origine un soldat détaché de la ligne et qui se porte en avant comme éclaireur.
À l’époque, le Sénégal était une des seules implantations françaises en Afrique, legs de l’Ancien régime, et jusqu’alors limitée à quelques villes du littoral (Saint-Louis, Gorée) fondées sous Louis XIV. En s’appuyant sur les tirailleurs recrutés sur place, le colonel Faidherbe va d’abord lutter contre les « Maures » qui menacent le commerce de la gomme, de l’or et de l’arachide, assuré par des traitants qui sont presque tous des Sénégalais ou des métis. Puis, grâce au concours des tirailleurs, Faidherbe va faire de ces quelques points d’appui sur la côte une véritable colonie en conquérant l’intérieur du Sénégal.
Une génération plus tard, à mesure que la colonisation française en Afrique progresse à partir des années 1880, aux tirailleurs sénégalais s’ajoutent des soldats recrutés dans les autres territoires de ce qu’on appelait alors l’Afrique-Occidentale française (AOF), instituée en 1895 : le Soudan français (aujourd’hui, le Mali et le Burkina Faso), le Niger, la Mauritanie, la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Dahomey (actuel Bénin). L’armée décide de conserver l’appellation initiale de tirailleurs sénégalais par commodité, mais le terme est donc impropre et il serait plus exact de parler de tirailleurs africains.
Par ailleurs, parmi les différents groupes ethniques, les officiers des troupes de marine recrutent de préférence au sein des Bambaras, population principalement établie dans le sud de l’actuel Mali, qu’ils jugent avoir de grandes qualités militaires.
Ces soldats ont été l’instrument militaire privilégié de la conquête progressive d’un empire colonial en Afrique par la France, qui a aussi joué des rivalités entre souverains et chefs de guerre pour nouer des alliances locales. Pour la IIIe République, ce « grand dessein » est censé compenser l’humiliation de la défaite de 1870-1871. Et quant à eux, de nombreux officiers de l’armée française (Gallieni ou, à la génération suivante, Marchand) trouvent, dans l’encadrement des unités de tirailleurs sénégalais, des opportunités de carrière, d’avancement et de publicité personnelle bien supérieures à celles qu’offre une vie de garnison en métropole, même si la fièvre jaune fait des ravages parmi eux.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, tous les tirailleurs africains sont des volontaires. La misère endémique du Sahel à la fin du XIXe siècle (la région connaît des famines, favorisées par des guerres internes et des catastrophes climatiques) conduit des ruraux à s’engager dans l’armée française pour des raisons matérielles et dans l’espoir d’une modeste promotion sociale. Le prestige de l’uniforme est parfois aussi une réalité. D’autres recrues sont issues des anciennes troupes de souverains vaincus et qui choisissent de demeurer soldats. Tel fut le cas de certains sofas (guerriers) de Samory Touré, fait prisonnier avec ses hommes par le futur général Gouraud dans l’actuelle Côte d’Ivoire en 1898, ont démontré les travaux de l’historienne Julie d’Andurain.
Le tirailleur africain est d’abord engagé comme auxiliaire puis, s’il donne satisfaction à ses officiers, nommé soldat de seconde classe. Ceux jugés les meilleurs peuvent devenir sous-officiers voire, plus tard, dans des cas exceptionnels, lieutenant ou capitaine. Par ailleurs, les tirailleurs sont accompagnés de leurs familles. Selon l’historien Marc Michel, grand spécialiste du sujet, les effectifs des unités de tirailleurs dits sénégalais s’élevaient à 30 000 hommes (dont de nombreux Français) à la veille de la Grande Guerre.
Ces mêmes années sont marquées par le regain des tensions diplomatiques entre Paris et Berlin. En France, les milieux dirigeants sont très inquiets du déclin démographique du pays et de l’infériorité numérique des Français face aux Allemands (la natalité est bien supérieure outre-Rhin). C’est alors que paraît en 1910 le livre-programme de Charles Mangin, La force noire. Cet officier des troupes coloniales jouit du prestige d’avoir participé à la mission du commandant Marchand entre 1896 et 1898. Douze Français et 150 tirailleurs africains avaient alors exploré 6000 kilomètres à pied pour relier la côte du Congo jusqu’au Nil blanc, au Soudan britannique. Arrivée au fort abandonné de Fachoda, où elle a hissé le drapeau tricolore, l’expédition française avait bientôt été sommée par des troupes anglaises de se retirer et avait reçu de Paris l’ordre d’obtempérer de crainte que l’incident ne provoque une guerre entre la France et le Royaume-Uni. Ses officiers, revenus en héros en France, avaient défilé à Longchamp, acclamés par la foule, à la tête de leurs tirailleurs africains.
Or, dans La force noire, Mangin vante les qualités militaires des tirailleurs dits sénégalais. Et il plaide pour leur recrutement massif et leur emploi en dehors de l’AOF, idée que l’État-major finit par adopter. En 1914, la moitié de ces 30 000 soldats sont stationnés dans les territoires de l’AOF, l’autre moitié à Madagascar, en Algérie et, surtout, au Maroc, devenu un protectorat français en 1912.
Lorsque la France décrète la mobilisation générale, le 1er août 1914, et que la Première Guerre mondiale commence, il paraît tout naturel aux pouvoirs publics et à l’état-major d’augmenter les effectifs des tirailleurs africains et de les envoyer pour partie se battre au front en France. La situation change alors d’échelle (cinq campagnes de recrutements sont organisées en Afrique de 1914 à 1918, malgré les réticences ou les protestations d’administrateurs civils) et de nature (rapidement, le volontariat ne suffit plus).
Les historiens qui ont travaillé sur ce sujet précis font parfois état d’un manque de sources et leurs appréciations divergent sensiblement. Ils évoquent une grande variété de modalités de recrutement selon les régions et les périodes, de sorte qu’une certaine prudence s’impose. Il est vraisemblable que, dès 1915, la majorité des nouvelles recrues ait endossé l’uniforme sous la contrainte. Il semble que, dans la grande majorité des cas d’enrôlement forcé, les chefs de villages ou de cantons, répondant aux ordres des officiers chargés du recrutement, devaient désigner eux-mêmes les appelés et se charger de faire obéir les récalcitrants. C’était la situation la plus fréquente.
Nombre de ces notables obtempéraient. Quelques-uns choisissaient de préférence des hommes appartenant à une autre ethnie. D’autres, prenant le risque d’une amende voire de la prison, présentaient aux commissions de recrutement des hommes invalides pendant que les jeunes gagnaient la brousse pour se cacher ou franchissaient la frontière. Enfin, dans quelques cas inhabituels, il semble que des officiers français aient effectué le recrutement sans intermédiaires locaux et exercé eux-mêmes une coercition physique sur les réfractaires (par exemple, à coups de cravache). Selon l’historienne Danielle Domergue-Cloarec, il en fut ainsi dans certaines régions, alors à peine « soumises », de l’actuelle Côté d’Ivoire. La scène d’une grande violence au début du film Tirailleurs, où l’on voit un soldat français à cheval rattraper lui-même un homme noir qui s’enfuit et l’assommer, a donc pu se produire, mais était plus l’exception que la règle.
Dès novembre 1915, plusieurs centaines de villages s’insurgent dans l’actuel Burkina Faso et une partie des tirailleurs africains est employée pour réprimer ces rébellions. Après l’échec sanglant de l’offensive Nivelle au printemps 1917 et les mutineries [de soldats « blancs »], cependant, le nouveau gouverneur général de l’AOF, Jost Van Vollenhoven, juge de ne plus pouvoir enrôler de nouveaux tirailleurs sans risquer un embrasement général en AOF. La politique de recrutement en Afrique est très ralentie au profit d’une participation accrue de ces colonies à l’effort de guerre. Puis, en janvier 1918, nouveau revirement : Clemenceau, revenu au pouvoir et qui a un besoin éperdu d’hommes face à l’immensité des pertes, impose une nouvelle campagne de recrutement (Van Vollenhoven, désavoué, démissionne). Mais la méthode évolue. Clemenceau choisit pour cette mission délicate le député Blaise Diagne. Cet Africain, élu au Palais Bourbon lors des législatives d’avril 1914, représente les citoyens français des « Quatre communes » du Sénégal.
Nommé commissaire de la République en AOF et en AEF (Afrique-Équatoriale française), Diagne, partisan sincère de l’assimilation, réussit à augmenter le nombre d’engagés volontaires. Il recrute non seulement en AOF, mais en AEF (Gabon, actuels Congo-Brazzaville et Centrafrique, Tchad) et met en avant un discours républicain et les promesses obtenues de Clemenceau : avantages financiers, obtention de la citoyenneté française et emplois réservés pour les anciens combattants, assouplissement du code de l’indigénat, créations d’écoles professionnelles. Dans la dernière phase de la guerre, il s’agit de négocier et de convaincre au moins autant que de contraindre.
Au total, 165 000 à 180 000 soldats venus d’Afrique subsaharienne — dont des poilus coloniaux — ont été enrôlés pendant la Grande Guerre (et, à titre de comparaison, 200 000 tirailleurs nord-africains). Plus des deux tiers (environ 135 000) ont servi en France ou dans l’armée d’Orient (Dardanelles, Balkans), soit au front, soit à l’arrière. On devine le choc qu’ont représenté, pour ces hommes, le déracinement et la découverte d’un nouveau continent. Et environ 30 000 d’entre eux sont morts au combat, des suites de leurs blessures ou, dans un tiers des cas, de maladies, surtout pulmonaires, lors de leurs séjours dans des camps militaires à l’arrière.
Des tirailleurs sénégalais combattent lors de plusieurs batailles décisives. Le 22 mai 1916, à Verdun, l’assaut commandé par Mangin pour reprendre Douaumont se solde par un échec très meurtrier (5500 tués). Mais, le 24 octobre, « ses » tirailleurs sénégalais et somalis jouent un rôle crucial dans la reconquête du célèbre fort. Six mois plus tard, le 16 avril 1917, au Chemin des Dames, nouveau désastre : au cœur du dispositif de la VIe armée, les bataillons de tirailleurs sénégalais chargés de s’emparer du plateau subissent des pertes effroyables. Sur les 16 000 à 16 500 engagés, 7415 sont tués, blessés ou disparus, soit 45 % des hommes mis hors de combat. Rappelons que chaque unité de tirailleurs sénégalais compte parfois jusqu’à un tiers de Français, comme le rappelle l’historien Julien Fargettas dans la revue Historia de janvier 2023, qui consacre un intéressant dossier à ce sujet.
Le 29 juin 1917, la Chambre des députés se réunit en comité secret (c’est-à-dire sans public, ni presse, ni publication des débats au JO) pour examiner l’échec catastrophique de l’offensive Nivelle et les célèbres mutineries qui ont suivi. Blaise Diagne interpelle longuement le gouvernement. Il attaque Magin de front et l’accuse nommément d’avoir conduit les tirailleurs africains au carnage en les engageant, en dépit de ses objurgations, sur un théâtre d’opérations encore enneigé (il était d’usage que ces troupes très vulnérables au froid « hivernent » dans le midi). « Et, par l’inimaginable légèreté des généraux, elles [les troupes africaines] ont été vouées à un véritable massacre sans utilité ! On a commis à leur égard un crime ! », fustige Diagne à la tribune de la Chambre (L’affaire du Chemin des Dames — les Comités secrets, Henri Castex, Imago, 2004). Malgré le huis clos, son réquisitoire est bientôt connu.
Face à tant de souffrances naît alors la conviction, chez certains, que des tirailleurs sont considérés par les généraux comme de la chair à canon sacrifiée de préférence aux soldats français. À l’appui de cette thèse est souvent cité le brouillon d’une lettre écrite deux mois plus tôt par Nivelle, alors commandant en chef des armées, au ministre de la guerre, Lyautey. Dans ce brouillon en date du 14 février 1917, on lit que Nivelle demande que « le nombre des unités noires mises à [sa] disposition soit aussi élevé que possible (tant) pour donner de la puissance à notre effectif (que pour permettre d’épargner dans la mesure du possible du sang français) ». Ce fragment entre parenthèses, qui apparaît dans le brouillon, a été rayé de la version finale. Il est néanmoins « révélateur des intentions d’un certain nombre d’officiers supérieurs », notamment la plume de Nivelle, constatait l’historien Daniel Lefeuvre (Figaro Histoire d’avril-mai 2013).
Mais l’étude des statistiques des pertes dément que les velléités de certains officiers supérieurs, à partir du début 1917, se soient traduites dans les faits. Comme l’a établi Marc Michel, dont Lefeuvre partageait d’ailleurs les conclusions, la proportion des tués parmi les tirailleurs africains est la même (environ 22 %) que celles de tous les régiments d’infanterie de l’armée française.
En pratique, l’état-major, jusqu’à l’été 1917, ne ménage le sang d’aucun de ses soldats, quelle que soit sa couleur de peau. Maurice Genevoix, dans ses souvenirs de 1914-1915, a raconté sa révolte intérieure lorsque, rendant compte des pertes modestes dans sa section d’infanterie après un assaut, il s’est attiré cette réponse méfiante de son chef : « c’est tout ? », signifiant qu’il le soupçonnait, lui ou ses hommes, de ne pas s’être « donné à fond ».
Le nombre de soldats issus de l’Empire colonial, très important, est par ailleurs resté malgré tout secondaire par rapport à la masse gigantesque des Français enrôlés. « 8 410 000 hommes ont été mobilisés dans l’armée française pendant la Grande Guerre, dont 565 000 non européens, précise Pierre Vermeren, historien du Maghreb contemporain. Les combattants maghrébins, africains et indochinois (il y eut aussi des combattants coloniaux européens) ont représenté environ 5 % des soldats de l’armée française. »
Quelles relations entretiennent, au quotidien, les lieutenants et les capitaines français de l’armée coloniale et « leurs » tirailleurs sénégalais ? Elles semblent souvent personnelles et empreintes de paternalisme. Le risque de la mort permanente partagé côte à côte peut favoriser l’affaiblissement de certains préjugés et la naissance d’une fraternité d’armes. De surcroît, ces militaires et leurs camarades français partagent des conditions de vie identiques et doivent observer la même discipline. Si les uniformes diffèrent, l’équipement est identique pour tous les soldats de l’infanterie française (la seule différence est que les tirailleurs disposent en outre d’un sabre, le coupe-coupe). La propagande de guerre française, enfin, met en avant les tirailleurs sénégalais et vante leur vaillance, présentée comme un gage de la puissance nationale.
À l’arrière, la population civile française, dans sa quasi-totalité, voit des noirs pour la première fois et leur fait globalement bon accueil. En permission, les tirailleurs sénégalais peuvent s’asseoir à la terrasse d’un café et être servis par « un blanc », ou se rendre à la plage au milieu des baigneurs sans faire scandale.
Autant de faits qui choqueront profondément l’état-major du corps expéditionnaire américain en 1918. Les généraux américains s’inquiéteront de ce « mauvais exemple » pour leurs propres soldats noirs, soumis à la ségrégation. [Omar Sy est un immigré fiscal aux États-Unis...] Le GQG français recevra des notes de l’état-major du général Pershing se plaignant que des officiers français fassent des visites de courtoisie à des « officiers de couleur des troupes américaines » et, plus grave encore, que des Françaises fréquentent des soldats américains noirs en permission (Journal du général Edmond Buat, Ministère de la Défense/Perrin, 2015).
La défaite allemande une fois consommée, le 11 novembre 1918, les tirailleurs sénégalais sont largement mis à contribution pour occuper la rive gauche du Rhin, puis la Rhur en 1923. Une impressionnante campagne de haine est alors menée contre eux en Allemagne. Des affiches, tracts, brochures et films ouvertement racistes présentent ces soldats africains comme des gorilles. Ils sont dépeints comme des violeurs de femmes allemandes et l’illustration de la « dégénérescence » de la France, victime de son discours universaliste hérité de la Révolution. Il s’agit, pour les propagandistes, de disqualifier moralement le vainqueur français. C’est le thème de « la honte noire » (« die Schwarze Schande »), qu’Hitler reprend à son compte dans Mein Kampf, rédigé en prison en 1924 et 1925.
« Brutalité, Bestialité, Égalité ». Carte postale allemande expédiée en janvier 1923. Un tirailleur de l'armée française est représenté aux côtés d'un soldat tchèque. Cette haine envers les soldats africains de l’armée française aura la vie dure. Quinze ans plus tard, en juin 1940, lors de la débâcle, des tirailleurs sénégalais font prisonniers par les Allemands et désarmés, seront massacrés à plusieurs reprises, comme à Chasselay (Rhône). À Chartres, le 17 juin, le préfet Jean Moulin refuse de signer, comme l’exige l’occupant, une déclaration affirmant de façon mensongère que des soldats africains ont commis des atrocités sur des civils dans son département, et il tente de se suicider.
Le lendemain, dans Paris à peine occupé, la Wehrmacht détruit la statue du général Mangin (ci-dessous), qu’entouraient deux tirailleurs sénégalais de bronze, et fait sauter le socle à la dynamite. Ce monument, inauguré en 1932, se trouvait à côté de la place Vauban et de l’École militaire. Or il ne fallait pas que Hitler, qui s’apprêtait à faire une visite éclair dans la Ville Lumière et prévoyait de se rendre aux Invalides au petit matin avec Arno Breker et Albert Speer, posât les yeux sur l’apologiste de « la force noire » et ses deux tirailleurs.
Mais dans les années Vingt, l’heure est au retour au pays des tirailleurs sénégalais qui ont survécu, hormis ceux qui préfèrent rempiler. Revenir à la vie civile après une guerre n’est jamais aisé, a fortiori après une apocalypse comme 14-18. Les autorités militaires françaises n’ont pas été avares d’honneurs (décorations, citations, hommages, défilés de la victoire) et de publicité. Des monuments sont élevés « aux héros de l’armée noire », comme à Reims, en 1924, où ils s’étaient distingués six ans plus tôt en contribuant à stopper la dernière grande offensive allemande (ce monument sera lui aussi détruit par les Allemands en 1940).
Pourtant, à mesure que l’entre-deux-guerres s’écoule, le manque de volonté des gouvernements successifs, l’inertie administrative, le poids des groupes de pression coloniaux et l’attention intermittente et superficielle de l’opinion envers les réalités de l’AOF et de l’AEF aboutissent à ce que les principales promesses de Blaise Diagne demeurent lettre morte. Le code de l’indigénat ne sera pas véritablement assoupli. Les anciens combattants africains demeurent sujets et non-citoyens français. Leurs pensions resteront plus modestes que pour leurs camarades de métropole.
Elles suffiront en revanche à les faire souvent considérer, dans leurs villages, comme des privilégiés. Et la promesse d’emplois réservés sera, elle, tenue. Les impétrants occuperont, assez souvent, des fonctions modestes dans l’administration coloniale, les postes, les chemins de fer, conformément aux vues de nombreux administrateurs désireux de développer une classe moyenne. Certains, marqués par l’atmosphère plus libérale de la métropole, entrent, à leur retour, en conflit avec les autorités traditionnelles de leurs sociétés africaines, dont ils ne supportent plus la tutelle. De l’alcoolique déclassé à la personnalité locale assez considérée, les situations individuelles semblent très variables.
Qu’éprouvent en définitive ces anciens soldats, naturellement marqués à vie par ce qu’ils ont vécu ? On manque cruellement de témoignages directs et écrits des intéressés, dont une partie maîtrisait mal le français. Chacun pouvait ainsi plaquer sur eux ses propres représentations, qu’elles soient favorables ou hostiles à l’empire colonial, et prétendre parler en leur nom. Léopold Senghor, ancien khâgneux de Louis-le-Grand, agrégé de grammaire et alors professeur de lettres classiques dans des lycées en métropole, a exprimé cette idée dans un poème adressé aux tirailleurs et écrit pendant la drôle de guerre, au printemps 1940 : « Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France ». Le poète faisait référence à la célèbre publicité pour une marque de chocolat qui, depuis 1917, représentait un tirailleur sénégalais dégustant, avec un sourire joyeux et une expression à la fois sympathique et enfantine, la boisson chocolatée.
Certes le Sénégalais Bakary Diallo, engagé volontaire en 1911, grièvement blessé à la mâchoire dès 1914, a raconté sa vie dans un livre devenu célèbre, Force-Bonté, paru en 1926. Mais son récit manifeste un amour de la France si ardent que certains Africains le jugent naïf et soupçonnent Bakary Diallo de ne pas en être le véritable auteur. Quoi qu’il en soit, les anciens tirailleurs sénégalais ont souvent été « écartelés », selon l’expression d’un spécialiste du sujet, Éric Deroo, entre d’une part la fierté de leur courage au combat et un lien affectif avec la France qui, autant qu’on puisse en juger, semble maintenu, et d’autre part un sentiment d’injustice profond.
Quoi qu’il en soit, il est tout à fait inexact, et même faux, d’affirmer que la France a oublié le tirailleur sénégalais. Ce personnage était familier à tous les Français qui avaient vécu la première ou la Seconde Guerre mondiale. L’armée française n’a cessé d’honorer leur mémoire. Sur le plan scolaire, les manuels d’histoire évoquaient leur rôle. À l’université, les travaux ne se sont pas taris. Et, pour les amateurs d’histoire, il s’agit d’un sujet classique et recensé, dont on connaît au moins les rudiments. Certes, l’intérêt des médias et du public fluctue inévitablement selon les périodes, mais les tirailleurs africains n’ont jamais été, en France, passés sous silence, encore moins occultés ou tabous.
Figure sympathique qui ne fut pas occultée Comment donc expliquer que le réalisateur et l’acteur principal, en toute bonne foi, jugent le sujet à tout le moins oublié et méconnu ? On avance cette hypothèse : nous avons quitté le monde qui permettait de comprendre la Grande Guerre.
Le sentiment d’étrangeté et d’effarement que nous éprouvons envers ce carnage s’est accru avec la disparition des derniers survivants. Lorsque Alain Decaux racontait Verdun à la télévision, cela paraissait un monde englouti à l’adolescent qui l’écoutait subjugué, mais pas à ce conteur d’histoire qui avait recueilli, sur les faits, les témoignages directs de ses parents. On songe au roman Le Fils (1956) de Simenon. Un père questionne son enfant. « As-tu appris, au lycée, comme je l’ai fait en mon temps, certains vers de Béranger (poète célèbre dans la première moitié du XIXe siècle) qui chantent encore dans ma mémoire ? “Il s’est assis là, grand-mère ? / Il s’est assis là.” Il s’agit de Napoléon, que la grand-mère a vu, de ses yeux, alors qu’elle était enfant. Pour l’autre enfant qui l’écoute, l’empereur reste presque vivant, presque palpable. C’est la troisième génération », explique le père à son fils. De même, les figures de la Grande Guerre sont-elles longtemps restées, pour les jeunes Français, familières (ce qui ne signifie pas qu’ils leur aient porté toujours un grand intérêt). Or cette période de transmission naturelle de souvenirs d’une génération à l’autre est terminée.
La mémoire collective s’appauvrit de façon spectaculaire. Le constat n’est pas propre au sujet des tirailleurs sénégalais de 14-18. La date du 10 mai 1940, début de l’offensive allemande à l’ouest, de l’effondrement de la France en 40 jours et de la fin d’un monde, n’évoque rien de particulier pour la majorité des Français de 20 ans. Et personne n’est à incriminer pour ce constat, hormis peut-être l’école, mais la société française d’aujourd’hui a envers elle des attentes si multiples et contradictoires qu’on hésite à lui adresser ce reproche.
Le film Tirailleurs accusé de faire du sénégalocentrisme et d'occulter les autres Africains
L'hebdomadaire Jeune Afrique souligne :
Pour le colonisateur, l’indigène noir, le colonisé, n’a ni identité propre ni civilisation. Les bataillons de soldats subsahariens réquisitionnés par l’ancienne puissance coloniale ont en effet été abusivement appelés « tirailleurs sénégalais ». Il est figé dans l’image racialiste du Sénégalais, c’est-à-dire l’Africain qu’il connait le mieux, qu’il a le premier promu et « intégré » dans les élites coloniales, néocoloniales et postcoloniales.
Les échanges entre les protagonistes peuls sont systématiquement traduits dans tout le film et le wolof est entendu dans le décor du camp où les tirailleurs attendent les assauts de l’ennemi. Mais qui, parmi les nombreux spectateurs occidentaux, s’apercevra que ces deux langues africaines sont quasi-exclusivement sénégalaises ? Combien se demanderont pourquoi les réalisateurs et producteurs, manifestement conscients de la nécessité de déconstruire l’image du Tirailleur, ont choisi d’étouffer les dizaines d’autres langues africaines entendues lors des Première et Seconde Guerres mondiales : bambara, haoussa, dioula, fon, baoulé, bété, malinké, etc. ?
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Omar Sy n'est pas un exilé fiscal.
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Omar Sy : « Vu mon histoire, payer mes impôts n'est pas un souci
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« Omar Sy est parti de France cet été pour s'installer à Los Angeles. Il veut que les choses soient claires : ce n'est pas pour payer moins d'impôts. »
Je ne suis pas dans la tête d'autrui. Je sais que les vedettes du sport et du spectacle, dès qu'ils gagnent des millions, s'installent par exemple aux États-Unis ou en Suisse (ou à Monaco s'ils ne sont pas citoyens français). Et tous jurent leurs grands dieux que ce n'est pas pour des raisons fiscales que dès qu'ils gagnent de fortes sommes ils quittent un pays où leur fortune serait bien amoindrie par le fisc pour un autre qui leur prendra bien moins. On s'attendrait à ce qu'il y ait quelques exceptions mais que la règle soit bien le motif fiscal. Et je les considère a priori suspects d'exil fiscal.
Il y a quand même des faits qui me paraissent interprétés ; est-ce qu'on a des documents sur les motivations des dynamiteurs de monuments, où est-ce qu'on se contente de sa propre imagination ?
Ils ont joué les figurants dans le film Tirailleurs, tourné en grande partie à Neufmaison (Ardennes) en 2021. Quatre jeunes «Ardennais» [immigrés illégaux installés en France] d’origine africaine sont aujourd’hui menacés d’expulsion, révèle France Bleu Champagne-Ardenne.
Le Collectif ardennais pour la défense des jeunes majeurs étrangers a révélé, mercredi 4 janvier, jour de la sortie du film, que ces quatre jeunes, originaires du Mali ou encore de Côte d’Ivoire, arrivés dans les Ardennes depuis quasiment cinq ans pour les plus anciens, font l’objet d’obligations de quitter le territoire français (OQTF).
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