jeudi 30 janvier 2020

Inquiets pour la planète contre inquiets pour leur patrie

La chro­nique d’Éric Zem­mour sur le dernier livre de Régis Debray, Le Siècle Vert.

Pas un jour sans sa une alarmante. Pas un jour sans son incendie dévastateur. Pas un jour sans son espèce animale qui disparaît. Pas un jour sans sa prophétie apocalyptique du GIEC. Pas un jour sans son ouverture d’un nouveau magasin bio. Pas un jour sans son discours vindicatif de la demoiselle Thunberg. Pas un jour sans son émission de télévision sur le réchauffement climatique. Pas un jour dans les écoles de nos enfants sans sa leçon sur le « développement durable ».

L’écologie matin, midi et soir. Notre maison brûle et tout le monde est sommé de ne pas regarder ailleurs. On y verra au choix la prise de conscience d’une question de vie ou de mort ou la puissance inédite d’une machine de propagande bien huilée. À chacun d’entre nous est intimé l’ordre de se positionner. Les climatosceptiques sont excommuniés comme jadis les libertins athées. Les dévots de la religion verte ne tolèrent ni les tièdes ni les incroyants. Toute contestation rationnelle est bannie ; toute ironie est suspecte. On peut les tuer d’un mot de mépris assassin qui tombe comme le couperet de la guillotine : « OK boomer ! » Ce qui signifie : tu n’as pas le droit à la parole, toi qui, grandi dans l’Occident d’après-guerre (les fameux baby-boomers !) as largement profité de la société de consommation sur le dos de cette pauvre planète et des générations suivantes.

Vestales du culte de la Terre-Mère à Davos (avant rognage par l'agence de presse AP)


C’est pourtant la quintessence du baby-boomer, son incarnation très « French touch », l’homme qui côtoya Fidel Castro et Che Guevara dans les années 1960, François Mitterrand et Jean Paul Sartre dans les années 1970, Régis Debray, qui relève le gant vert. Il ne défie pas nos nouveaux maîtres sur le champ de bataille ; il a remisé depuis longtemps au clou la Kalachnikov de sa jeunesse. Courageux, mais pas téméraire. Il utilise l’arme favorite de Voltaire contre une Église encore puissante : l’ironie.

Une ironie grinçante dès la première phrase qui parodie la célèbre ouverture du manifeste communiste de Karl Marx : « Un spectre hante l’Occident : l’effondrement du système Terre. » [La phrase de Marx est « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ».]

Une ironie qui court tout au long du court tract. Une ironie qui fait rire : « Au “Ah ça ira ! Ça ira !” succède le “Ah ça triera, ça triera !” ». Une ironie qui fait mouche : « Pendant un millénaire, l’homme moral s’est demandé : “Où en suis-je avec Dieu ?” Puis, à partir de la Renaissance : “Où en suis-je avec mes congénères ?” Et aujourd’hui “Où en suis-je avec les animaux ?” »

Une ironie qui fait peur : « La prime à l’immature paraît augmenter chaque année (…). Avec le tous-ado de rigueur, il devient clair que l’adulte est lui aussi une espèce menacée. »

L’ancien adorateur de l’Histoire et du Prolétariat a tout pour détester les adorateurs des arbres et des ours. Mais il n’ose pas les prendre de front. Peur de passer pour un « vieux con ».

Peur de se mettre à dos la jeunesse. Peur de perdre sa médaille d’homme de gauche, alors que le lettré qu’il est ne peut ignorer que cette vague verte est profondément réactionnaire : « Nous revenons au fétichisme de nos ancêtres. »

Vestales du culte de la Terre-Mère à Davos (après rognage par l'agence de presse AP)

Alors, il biaise ; après l’ironie, il s’essaie à la pédagogie : « Ne sous-estimons pas l’ingéniosité de l’homo sapiens. Les enfants de la révolution néolithique, que nous sommes tous, se rappellent-ils le considérable réchauffement climatique correspondant à la fin de l’ère glaciaire, au paléolithique supérieur ? Les mammouths s’en sont allés, avec le gros gibier, mettant les chasseurs-cueilleurs à la peine (…). » Et après avoir décrit la naissance de notre civilisation de sédentaires agriculteurs, il conclut : « Sur le terrain d’un malheur il arrive ainsi qu’on rebondisse, en extrayant d’un pire un mieux. »

Mais il sait ses efforts inutiles. Il rend les armes. Il reconnaît dans cette idéologie verte l’avènement contemporain d’une société féminisée, mais s’empresse de croire (ou fait-il mine d’y croire ?) que cela nous protège contre la contagion djihadiste alors qu’au contraire c’est la faiblesse féminine, pacifique et tolérante, de nos sociétés qui favorise son expansion.

« La peur est un réveille-matin », nous dit très justement Debray. C’est elle qui tient nos sociétés loin de l’endormissement et de la mort. La peur des rouges et la peur des bourgeois, la peur des curés et la peur des bouffeurs de curés, autant de peurs qui ont structuré notre passé politique depuis deux siècles. L’avenir idéologique et politique sonnera l’affrontement entre deux nouvelles peurs. Ceux qui ont peur pour la planète et ceux qui ont peur pour leur patrie.

Ceux qui se sentent plus proches des animaux et ceux qui se sentent plus proches des Français. Ceux qui craignent le grand réchauffement et ceux qui craignent le grand remplacement.

En Allemagne, les deux partis qui montent sont les Verts et l’AfD, au détriment du duo hégémonique des Trente Glorieuses, CDU et SPD. Aux dernières européennes, en France, les grands vainqueurs ont été les listes du RN Bardella et de l’écologiste Jadot.

« Le culte de la jeunesse aura été le nom du fascisme sous toutes ses couleurs. » Debray sait de quoi il parle. Il a connu les totalitarismes rouges de près. Et voit arriver son héritier vert : « Nous changeons d’englobant. Nous avions vécu sous la cloche de l’Histoire ; nous vivrons sous celle de la Nature. » Le siècle vert succède au siècle rouge. « Théocratie, idéocratie, et demain biocratie ? » Hier, les Gardes rouges, aujourd’hui et demain les Khmers verts ? Et encore, ne nous dit-il pas que souvent, ce sont les mêmes qui sont passés du rouge désabusé au vert exalté.

Debray, revenu de tout, essaie de passer entre les gouttes. Il est trop patriote pour le nouvel universalisme vert ; il est trop universaliste pour les patriotes d’aujourd’hui et de demain. Il cite son cher Paul Valéry : « Le monde ne vaut que par les extrêmes (...) et ne dure que par les modérés. » Le jeune extrême qu’il fut est devenu un vieux modéré qui regarde ses successeurs avec un mélange
indistinct de frayeur et de tendresse.





Le Siècle Vert : Un changement de civilisation
de Régis Debray
publié le 9 janvier 2020
chez Gallimard
à Paris,
64 pages
ISBN-13 : 978-2072879289


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