mercredi 27 novembre 2019

Économie — Éloge de l'inégalité : un livre qui commence bien puis tombe dans les clichés des années 80

Chronique d’Éric Zemmour sur le dernier ouvrage de Jean-Philippe Delsol, Éloge de l’inégalité, paru aux éditions Manitoba. 


Tout avait bien commencé. Le titre claquait comme une provocation stimulante. L’éloge de l’inégalité s’avouait en clin d’œil à l’éloge de la folie d’Érasme. Dès les premières pages, Jean-Philippe Delsol nuançait finement son approche : « L’égalité et l’inégalité peuvent toutes deux être bonnes ou perverses (…) C’est le dévoiement de l’égalité qui oblige à faire l’éloge de l’inégalité avec la mesure qui y sied. » Il s’attaquait avec une audace tranquille aux totems et tabous égalitaristes d’aujourd’hui, droits animaux, transhumanisme, conformisme, transparence ; il osait même déconstruire habilement la religion de notre époque, l’égalité entre hommes et femmes. Il démolissait avec une jubilation contagieuse les équations absconses et fausses de Piketty. Les références historiques s’accumulaient avec élégance, on passait de la Grèce antique aux Lumières. Sans oublier la phrase de Chateaubriand rituellement citée : « Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or, l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. »

Et puis, tout s’est détraqué peu à peu. L’avocat fiscaliste a percé sous l’érudit ; et l’Europe (l’auteur est le président d’un réseau pensant européen) a submergé la France. Delsol opposait Voltaire et Rousseau, 1789 et 1793, dans un manichéisme libéral daté, sans voir que l’égalité rousseauiste ne va pas sans un patriotisme exigeant, et que la Terreur est présente dès le 14 juillet 1789. Notre auteur ne peut s’empêcher de dénoncer l’égalité française, sous-produit de l’envie et de la jalousie, et d’exalter la liberté américaine, qui admire la réussite — ce qui expliquerait les destins divergents de nos deux Révolutions — alors qu’Hannah Arendt a reconnu elle-même que l’égalitarisme farouche de Robespierre et des siens venait de leur découverte de la misère des masses de l’époque, tandis que les élites américaines dirigeaient un immense pays de cocagne, où tous pouvaient prospérer, à l’exception des esclaves noirs dont ils ne se souciaient guère. Et quand elles s’en sont enfin souciées, cela a donné une guerre terrible…

On croit lire les ouvrages des années 1980 de Cohen-Tanugi qui nous vantaient le modèle inégalitaire américain, régenté par l’État de droit, bien supérieur à notre État colbertiste et niveleur. Sauf que depuis lors, des décennies ont passé et on a vu. Delsol ne peut plus nous vanter les mérites du « ruissellement » des riches vers les pauvres et pourtant il le fait ! Il ne peut plus faire l’éloge du libre-échange comme seule condition de la croissance économique. On a envie de lui rappeler que la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, l’Allemagne et les États-Unis au XIXe siècle, la France à la fin de ce même XIXe, jusqu’au Japon dans les années 1950 et la Chine au début du XXIe siècle, se sont développés parce qu’elles se protégeaient à l’abri de droits de douane élevés. Notre auteur s’empêtre alors dans un tissu inextricable de contradictions : il vante la « common decency » d’Orwell (mode de vie décent et digne des gens modestes) tout en nous disant le plus grand bien du « ruissellement ». Il cite longuement la belle tirade de Péguy sur le travail bien fait des ouvriers de l’ancien temps, que la révolution industrielle a tué, tout en exaltant celle-ci. Il nous ressert la légende des inventeurs de la Silicon Valley, au fond de leur garage, en oubliant que, selon le bon mot cité souvent à Washington, leur garage était installé sur le porte-avions de l’armée américaine. Il ose même prétendre que la condition des ouvriers dans les usines du XIXe siècle était meilleure que celle des paysans à la même époque. En visite à Londres, en 1820, Stendhal notait pourtant : « Le travail exorbitant et accablant de l’ouvrier anglais nous venge de Waterloo et de quatre coalitions. » [Financées par l’Angleterre pour mener la guerre à la France à l’époque napoléonienne pour « maintenir l’équilibre européen », comprendre empêcher l’apparition d’un rival continental à l’Angleterre.] Pour Delsol, c’est la redistribution sociale d’après-guerre qui a fini par tuer la croissance dans les pays européens, alors que c’est le système de sécurité sociale qui est une des causes de la croissance des Trente glorieuses ; et que les travaux du Prix Nobel d’économie, Maurice Allais, ont démontré que c’est l’ouverture excessive de nos économies, à partir des années 1970, qui avait causé la baisse de la croissance et la montée du chômage.

D’ailleurs, au détour d’une phrase, notre auteur reconnaît à demi-mot que « la mondialisation a entraîné la stagnation des salaires des non-qualifiés aux États-Unis et le chômage en France » et que « les trop grandes inégalités peuvent générer des incompréhensions immenses et dangereuses ».

Mais tout à sa dénonciation légitime de l’égalitarisme, Delsol ne voit pas que c’est son cher marché mondialisé qui éradique les différences et nous transforme en ces consommateurs sans racines qu’il déteste ; que c’est son « État de droit » tant respecté qui, transformé depuis bien longtemps en gouvernement des juges par une gauche habile, impose la société diversitaire et féministe qu’il dénonce. Il en est resté au monde tocquevillien qui craint la dictature des majorités et organise le respect des minorités, sans voir que nous vivons aujourd’hui sous la tyrannie des minorités.

Sa conclusion est séduisante et même touchante : Delsol nous dit qu’au-delà d’une légitime égalité des chances, l’égalité doit se réfugier sous l’aile bienfaisante et protectrice de l’amour : « L’amour donne et son don n’est pas mépris, il égalise sans heurter celui qui reçoit ; il fait communier, être ensemble, celui qui donne et celui qui reçoit, ce qui est peut-être le summum de l’égalité ». Les lecteurs du Figaro qui me font l’honneur de suivre régulièrement cette chronique se souviennent sans doute du livre Éros Capital de François De Smet (éd. Climats), qui décrivait avec une grande finesse ce qu’il appelait « l’échange économico-sexuel ». Dans cet ouvrage iconoclaste, notre auteur raillait un Occident qui avait imposé le règne de l’argent et de l’inégalité dans tous les domaines et qui, par compensation, avait forgé le mythe de l’amour pur de tout rapport de force et de tout intérêt, alors que les autres civilisations n’ignoraient nullement, elles, que ce mythe occidental était nul et non avenu. Faire pour l’amour, l’éloge de l’inégalité, voilà ce qui aurait été vraiment audacieux !

Un éloge de l’inégalité iconoclaste et audacieux. Dommage qu’il tourne vite à un éloge du libéralisme plus traditionnel, voire contre-productif.


ÉLOGE DE L’INÉGALITÉ
de Jean-Philippe Delsol,
aux éditions Manitoba,
206 pp.,
19,50 €.

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