jeudi 4 juillet 2019

Le libéralisme classique était conservateur et national; le libéralisme moderne est devenu mondialiste et libertaire

Il est une contradiction fondamentale au cœur de la démocratie : la décision du souverain pour le bien commun doit être une, alors même que le peuple, avec la diversité légitime de ses opinions, est multiple. Tel est le problème qu’entreprend de résoudre De la Souveraineté. Bertrand de Jouvenel construit sa réponse en faisant retour sur les questions fondamentales de la philosophie politique. Pourquoi et comment les hommes s’associent-ils ? Quelles sont les différentes formes possibles d’association ? Qu’est-ce qui caractérise la communauté politique au regard des autres formes d’association ? En quoi consiste l’autorité politique ? Pourquoi obéissons-nous aux lois ? Au terme de ce parcours, il montre que c’est la délibération éclairée par la raison entre les membres de la communauté démocratique, grâce notamment à leurs instances représentatives, qui permet de résoudre la contradiction.

Paru en 1955, dix ans après
Du Pouvoir, De la Souveraineté est longtemps resté indisponible en librairie. 

Journaliste avant-guerre, Bertrand de Jouvenel (1903-1987) sera après-guerre analyste politique et économique, articulant une activité d’enseignement avec la participation à différentes instances consultatives. Il sera l’un des théoriciens d’un libéralisme tempéré. Il est fondateur de la revue
Futuribles. Il a enseigné en France et dans de nombreuses universités étrangères (Oxford, Cambridge, Manchester, Yale, Chicago, Berkeley). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont La Civilisation de puissance, Fayard, 1976 ; Les Origines de L’État moderne, Fayard, 1976.

Ci-dessous la chronique d’Éric Zemmour alors qu’un livre phare de Jouvenel, libéral conservateur classique, est réédité.






Nous sommes en 1955. Dix ans plus tôt, Bertrand de Jouvenel a publié son maître livre : Du pouvoir, qui lui a permis de prendre place parmi les grands penseurs libéraux français, héritier de Benjamin Constant ou Tocqueville, contemporain de Raymond Aron. Avec De la souveraineté, il récidive. « On écrit toujours le même livre », disait Marcel Proust. Jouvenel a seulement déplacé son curseur et entrepris d’enseigner au souverain ses devoirs, à la manière des grands textes d’antan, d’Érasme ou de Machiavel. Mais son souverain à lui n’est plus un prince, mais le peuple. Plus de soixante ans après sa parution, on n’entre pas dans l’ouvrage comme dans un moulin : on n’est plus habitué à cette pensée dense, à cette prose de haute tenue, même si elle n’a déjà plus la limpidité des maîtres des siècles passés. On voit surtout ce qui a changé en ces quelques décennies. Le peuple n’est plus ce despote démocratique que Jouvenel et les libéraux d’alors comparaient à Louis XI. Nous sommes entrés depuis lors dans des temps tocquevilliens. Au nom de « l’État de droit », le pouvoir démocratique a été vidé de sa substance par le bas (décentralisation, associations, ONG) et par le haut (pouvoir d’interprétation au nom des droits de l’homme par des juges nationaux et internationaux, organismes technocratiques, comme la Commission Européenne ou la BCE).

L’ancien despote démocratique, ce peuple qui terrorisait les bourgeois et les grands penseurs libéraux, est devenu un gueux contraint d’endosser un gilet jaune pour se faire entendre. Jouvenel, comme son maître Tocqueville, est bien le roi de l’époque. Il a gagné son combat idéologique au nom de la liberté. Mais on comprend en le lisant que sa victoire a un goût amer. Le libéralisme de Jouvenel n’est pas un individualisme. Il reprend à son compte la traditionnelle vision d’Aristote de l’homme animal social. « L’homme à l’état isolé n’est pas un fait de nature, dit Jouvenel, mais un produit de l’abstraction individuelle. Le fait naturel, c’est le groupe. » Pour notre penseur, le cœur de la politique consiste précisément dans l’agrégation et la conservation des groupes humains. Et pas dans la protection sacrée des droits de l’individu. Jouvenel voit l’homme comme un débiteur par rapport aux Anciens, et non un créancier, exigeant toujours plus de la société. Notre État moderne, transformé en seul garant des droits individuels, serait pour lui l’antithèse du politique. Un agent de désagrégation. Bertrand de Jouvenel croit avoir décelé les prémices de l’erreur d’aiguillage qu’il pressent. Les libéraux prennent pour archétype humain l’homme de Hobbes, cet être plein de passions et d’appétits, ce fameux « loup pour l’homme » qui n’est arrêté dans « sa guerre de tous contre tous » que par un pouvoir fort, voire tyrannique. Or, cette même bête furieuse de Hobbes est transformée par les penseurs des Lumières en un aimable homme des salons du XVIIIe siècle : « Il est intellectuellement inadmissible de passer des unes aux autres, nous dit Jouvenel. Cette erreur est souvent commise par des libéraux qui prennent l’homme du marché chez Hobbes et l’homme du forum chez Malebranche. Cela ne convient pas ; il y a hétérogénéité des postulats. » Bien sûr, Jouvenel n’ignore pas que de grands penseurs libéraux du passé, Locke au premier chef, ont justement tenté de répondre à son objection, en transformant l’homme de toutes les passions en un homme affublé de raison qui accepte de limiter sa liberté sans subir le joug d’un pouvoir fort. Mais il faut reconnaître que notre modernité légitime ses pires craintes : « Dans toute la mesure où le progrès développe l’hédonisme et le relativisme moral, où la liberté individuelle est conçue comme le droit d’obéir à ses appétits, la société ne peut se soutenir que par un pouvoir très fort. L’idée de liberté politique est liée à de tout autres tendances. »


Jouvenel a pressenti que son cher libéralisme, idéologie conservatrice des individus effrayés par le pouvoir despotique des majorités, allait être retourné en un agent débridé du marché qui ne connaît plus qu’un consommateur soumis à ses appétits. Un marché qui, en se mondialisant, détruit les petites patries homogènes et fermées qui sont la base des sociétés de confiance où peut s’épanouir la fleur fragile de la liberté. Nos sociétés ouvertes et multiculturelles en sont l’exact opposé. Elles exigent un contrôle social toujours plus strict, un corset à la liberté de pensée et d’expression toujours plus serré, une sorte de totalitarisme doux, pour empêcher que l’hétérogénéité culturelle ne tourne à la « guerre de tous contre tous ».

Jouvenel ose rappeler une idée qui lui paraît d’évidence, mais qui ferait de lui aujourd’hui un gibier de la 17e chambre [Note du carnet : où sont jugées les pensées criminelles] du tribunal de Paris pour « islamophobie », à savoir que les seules sociétés chrétiennes préparent le règne de la liberté, car le christianisme est une religion qui, contrairement à l’islam, « n’est pas un législateur social ».

Le libéralisme de Jouvenel, comme celui de son maître Tocqueville, était conservateur et national ; le libéralisme moderne est devenu mondialiste et libertaire ; les anciens révolutionnaires, jacobins ou marxistes, les ennemis jurés de nos grands penseurs libéraux, ont retourné les armes de ceux-ci contre le conservatisme national. Les contrepouvoirs imaginés par les libéraux d’antan pour contenir le despotisme démocratique, collectivités locales, associations, juges, ont été subvertis par la volonté de déconstruire les structures traditionnelles, la famille, la religion ou la nation. Au nom de la liberté, on a saccagé les fondements de la liberté. Jouvenel voit venir ce temps où ces contrepouvoirs deviendront le pouvoir, où les juges et les technocrates restaureront un pouvoir oligarchique, où la tyrannie de la majorité, tant crainte par les esprits libres depuis la Révolution française, aura tourné à la tyrannie des minorités. Ce qu’il appelle le temps des tribus. Mais il est trop tard pour arrêter le cours des choses. La victoire de Jouvenel est une victoire à la Pyrrhus. Le vainqueur est plus désespéré que le vaincu. Le monde est devenu tocquevillien pour mieux saccager les derniers reliquats du monde de Tocqueville.

« Le libéralisme de Jouvenel, comme celui de son maître Tocqueville, était conservateur et national ; le libéralisme moderne » est devenu mondialiste et libertaire

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