lundi 1 avril 2019

Canada et Québec — fragilité des jeunes étudiants


Un texte de Samuel Veissiere, anthropologue et professeur de psychiatrie à l’université McGill.

Nous, professeurs d’université canadiens, faisons face à une véritable épidémie de troubles de la santé mentale, surtout chez les jeunes. Chaque semestre, le nombre d’étudiants réclamant des « accommodements raisonnables » ou des services de soins en santé mentale pour gérer leur anxiété augmente sur les campus.

Mon confort est sacré !

À l’université McGill de Montréal où j’enseigne, la demande d’accès aux soins a augmenté de 57 % de 2014 à 2017. L’administration ne sachant faire face à la demande, les étudiants enragent et se désespèrent. L’office des « étudiants en situation de handicap » est rempli à craquer. Ceux qui s’y inscrivent bénéficient de délais supplémentaires pour préparer leurs examens et rendre leurs travaux. Ils ont même accès à une salle d’ordinateurs spéciale en période d’examen, où ils se connectent à leurs professeurs, disponibles par téléphone pour répondre à toutes leurs questions.

Pourquoi une telle épidémie ? La génération Z (jeunes nés après 1994) est la plus touchée. Les couches sociales élevées et blanches semblent « surreprésentées » dans les statistiques. Pourquoi ? Temps d’écran à la hausse, réseaux sociaux, solitude, tyrannie du choix, montée du perfectionnisme… autant de facteurs que l’on propose gauchement pour diagnostiquer l’origine d’un malaise encore incompris.


Examinons plutôt un des symptômes les plus saillants : l’obsession de la sécurité et du bien-être, et le contournement obsessionnel de tout ce qui n’est pas « confortable ». Les nouvelles générations ne bénéficient pas seulement de taux de chômage à la baisse : les taux de criminalité et de morts par accident ont atteint un nadir historique, alors que la perception du danger est à la hausse. C’est pourtant dans cet univers aseptisé et inexorablement parano que les nouvelles générations sont restées enfermées dans leurs sous-sols, sous l’œil vigilant de leurs parents et des réseaux sociaux. Les enfants ne jouent plus dehors sans adultes, ne prennent plus le métro, ne sortent plus sans leurs parents. Au Canada, la plupart des provinces interdisent formellement de laisser les enfants « sans supervision » avant l’âge de douze ans. En Ontario, le seuil légiféré est maintenant passé à seize ans !

Le temps des « boutons de panique »

Sur le campus, les étudiants livrés à eux-mêmes s’incitent les uns les autres à se sentir en insécurité perpétuelle. Les affiches d’associations étudiantes placardées dans tous les couloirs, ascenseurs, et toilettes bombardent nos attentions déjà saturées de suggestions directes : « soyez vigilants ! », « si vous vous sentez dans l’insécurité, parlez à un membre du personnel », « se faire voler son ordi est traumatique, ne soyez pas une victime ! », « si vous avez peur, appelez le programme Walksafe, ou le programme d’aide aux victimes de violences sexuelles ». L’autocollant du « centre des violences sexuelles » est d’ailleurs très populaire sur les MacBook, aux côtés d’autres injonctions à boycotter Israël, à reconnaître les terres indigènes non cédées, ou affirmer que l’on « croit toutes les victimes ». Répondant à la demande des étudiants-consommateurs, l’administration redouble la présence de policiers et gardes de sécurité privée sur le campus. Elle installe des « boutons de paniques » un peu partout. Alors que ces mêmes étudiants squattent le bureau de la doyenne en demandant une « démilitarisation » des investissements de l’Université (surtout, bien sûr, en Israël !), ils expriment en même temps le désir d’être plus fliqués ! Ils demandent ensuite d’être mieux protégés contre le comportement de « prédateur » de leurs professeurs. En avril dernier, ils ont manifesté devant les bureaux d’administration, haut-parleurs à la main, brandissant des pancartes délirantes : « don’t fuck your students! », « stop paying predators », ou tout simplement « fuck you ». L’enquête menée par la suite conduit à un non-lieu. La seule allégation concrète publiée par les étudiants parlait d’un « prof de sciences humaines qui tenait ses heures de bureau dans un bar ».

Si vous avez peur, appelez le programme Walksafe à McGill


L’enfer postcolonial

Où ont-ils appris à avoir si peur ? Le post-colonialisme rabâché par leurs professeurs ne les aide sûrement pas. Cela fait près de vingt ans que l’enseignement des sciences humaines est saturé de suggestions fragilistes : le monde ne serait qu’oppression, violence, colonialisme, trauma ; il est rempli de prédateurs et de grands méchants loups mâles, hétérosexuels, et blancs, et n’est tempéré que par la souffrance de nobles victimes aux identités marginalisées. Mais les suggestions commencent sans doute plus tôt.

Les jeunes d’aujourd’hui connaissent moins de relations durables, sortent moins entre amis, et ont moins de rapports sexuels que toutes les générations précédentes. [Et pourtant, paradoxalement, malgré les cours d’éducation à la sexualité imposés par l’État depuis des décennies, les maladies sexuellement transmissibles sont en hausse aux États-Unis, en Suède, aux Pays-Bas, etc.] Malgré cette solitude, ils ont passé beaucoup plus de temps avec leurs parents que les générations précédentes (50 % de plus en moyenne depuis 1965, sauf en France !)


Ceci nous amène à un facteur clé : la surprotection des enfants – ou, dit moins poliment, la culture de l’enfant-roi. Les enfants-rois ont été doublement handicapés par un excès de responsabilités dans certains domaines, et une carence de responsabilités dans d’autres. Dans un premier temps, les enfants surprotégés et surstimulés sont présentés à un éventail de choix débilitants. On les traite comme des adultes, on « raisonne » avec eux, on leur demande s’ils veulent aller se coucher ou ce qu’ils préféreraient manger ; on leur dit qu’ils peuvent accomplir tous leurs rêves.

L’enfant au centre

Les parents délivrent un message très clair : l’enfant est le centre du monde, et tout s’adapte à ses besoins et désirs. [L’État prétend la même chose : il dit mettre l’enfant au centre, c’est en partie pour écarter les parents qui ne seraient pas d’accord avec « le plein potentiel » que l’État transmettra en imposant sa vision des religions (ECR), de la sexualité, de la pédagogie de l’instruction à domicile.] Le premier problème dans le cadre « accommodant » de l’enfant roi est qu’il est tout sauf rassurant — c’est beaucoup trop de responsabilités pour un petit être en devenir que se sentir responsable de tout ce qui se passe autour de lui.

École québécoise : l’enfant au centre, pas les connaissances ? Les parents, nulle part ?


C’est ici qu’entre la deuxième injonction, ou la vie de l’enfant-roi devient trop cadrée, et paradoxalement déresponsabilisée. Dans un univers qu’il perçoit comme entièrement construit pour lui, l’enfant trouve ses désirs et besoins assouvis, se confortant dans l’illusion qu’il agit sur le monde. La première responsabilité qu’on ne lui a pas donnée c’est celle de savoir se réguler tout seul. Celle-ci ne peut d’ailleurs pas être donnée : elle ne peut être apprise que seul, en apprenant à s’ennuyer, à se divertir, mais aussi à se tromper, à se perdre, à tomber, et à se relever tout seul. Dans l’univers hyper-cadré où les emplois du temps surchargés sont choisis, gérés, et surveillés par les parents, l’échec d’auto-régulation est total. L’enfant désire tout contrôler, mais il ne possède aucune capacité pour le faire. Plus le monde s’ouvre à lui, moins celui-ci se révèle conforme à ses attentes ; c’est alors que l’enfant se fâche, et demande à une maman métaphorique de rectifier le monde, tout en gardant l’illusion que c’est lui qui agit.

Tyrannie des bonnes intentions

C’est la raison pour laquelle la génération Z est si imbue de « justice sociale », et que des armées de gamins post-genrés tyrannisent leurs supérieurs en permanence pour que le monde soit « décolonisé » — c’est-à-dire rendu conforme à leurs valeurs ultra-individualistes où chaque identité unique doit être accommodée par tout le monde. On est bien loin de la maxime stoïcienne, largement perçue comme totalitaire de nos jours, qui préconise la politique dans l’autre sens : « Si tu veux changer le monde, commence par ranger ta chambre ». [Voir Jordan Peterson]

L’anxiété se solidifie et se propage dans le cadre narratif d’une culture qui, en mimant les symptômes d’une dépression majeure avec caractéristiques psychotiques, sculpte notre attention et nos automatismes vers le mal-être. Aujourd’hui bousillée, la génération Z a été victime d’une infâme tyrannie de bonnes intentions.


Face à la peur, les nouvelles générations préfèrent changer le monde d’abord, ou demander que quelqu’un le fasse pour eux. Si le libre arbitre, la volonté et la capacité d’agir existent, c’est uniquement dans notre capacité d’examiner et de recadrer nos expériences immédiates — ou parfois de les refuser. Il est sans doute important que les enfants-rois en détresse reconnaissent qu’ils ont été victimes d’un tyrannie de surprotection, mais il ne faut surtout pas s’arrêter là. Diriger leur colère vers leurs parents et enseignants — qui ont fait de leur mieux — ne servira à rien. Recentrer leur colère vers eux-mêmes (qui ont aussi fait de leur mieux, et qui souffrent sincèrement) ne marchera pas non plus. Mieux vaut recadrer la belle énergie de leur colère vers leur peur, et faire autre chose avec.

[...]

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1 commentaire:

Tribonien Bracton a dit…

En outre de ce qui est dit dans l'article, je pense que ce phénomène est en partie un contre-coup de la médiocrités croissante du personnel enseignent. Je vise les professeurs embourgeoisés hautains qui se foutent éperdument de leurs étudiants et les chargés de cours pour lesquels ce travail à temps partiel ne sert à rien d'autre qu'à « mettre du piquant » dans leur routine professionnelle ennuyeuse. Autrefois, enseigner était vu comme un art et une vocation. Aujourd’hui, les universités, ces des usines de fabrication de robots. Une vraie industrie.