lundi 25 avril 2016

Le néoféminisme dynamité

Nous avions déjà parlé de l’essai Adieu mademoiselle, d’Eugénie Bastié. Mathieu Bock-Côté a rencontré Eugénie Bastié lors d’un voyage récent en France, il a lu son essai. On trouvera ci-dessous des extraits de sa recension.

Adieu Mademoiselle. C’est le titre du premier ouvrage d’Eugénie Bastié, jeune journaliste au Figaro et figure ascendante de la nouvelle génération conservatrice dans l’espace médiatique français, où elle mène une critique aussi puissante que réfléchie du néoféminisme dominant.

[...]

Au cœur du livre d’Eugénie Bastié, on trouve une critique de la tentation de l’indifférenciation qui domine le féminisme contemporain et qui s’exprime principalement dans la théorie du genre, pour qui le féminin et le masculin sont de pures constructions historiques qu’il faudrait aujourd’hui démanteler pour permettre à l’individu de s’émanciper de toutes les formes possibles d’assignation sexuelle ou identitaire. 

Nous sommes devant un féminisme paradoxal qui ne croit plus à l’existence de la femme (même s’il souhaitera aussi radicaliser l’exigence paritaire, comme c’est aujourd’hui la mode, parce qu’on est en 2015, comme l’a dit à sa manière Justin Trudeau) et qui souhaite tout jeter par terre et reprendre à zéro dans l’histoire humaine en fabriquant dans le grand laboratoire social des créatures asexuées, ou du moins, qui décideraient chacun de leur propre identité sexuelle. On peut généraliser le propos : ce serait la tâche de chacun, dans sa vie, de se délivrer de sa naissance, de son sexe comme de son héritage historique. Il ne faudrait rien assumer et tout condamner. Comment ne pas voir là une forme de nihilisme où l’homme doit s’arracher au donné pour commencer à exister ?

L’abolition de la différence sexuelle vise l’aplatissement de l’humanité à la diversité presque infinie des individualités qui la composent. Selon la belle formule de Bastié, « l’originalité de la théorie du genre est bien là : passer de l’historicité de la différence des sexes, à sa caducité » (p.53). À terme, la liberté humaine ne serait véritable qu’en se soumettant au fantasme de l’autoengendrement : l’individu devrait tout simplement se créer lui-même, sans être déterminé par aucune filiation. L’homme contemporain rêve d’être un petit Dieu capable de toutes les métamorphoses et de tous les recommencements. On pourrait y voir l’héritage de Michel Foucault, qui est le véritable maître à penser de la sociologie contemporaine et des différentes chapelles radicales qui la définissent sur le plan académique et administratif. Quiconque ne s’enthousiasme pas pour cette perspective risque d’être qualifié de réactionnaire : une chose certaine, on lui trouvera quelques phobies pour ruiner sa réputation publiquement.

En un mot, la fameuse théorie du genre ne prétend pas nous en apprendre un peu plus sur la construction historique de la différence sexuelle à partir des prédispositions des deux sexes, mais entend la détruire complètement sous le fallacieux prétexte qu’elle ne serait pas identique à elle-même de toute éternité. On devrait pourtant pouvoir dire de la différence sexuelle qu’elle est à la fois un invariant anthropologique et qu’elle se déploie dans l’histoire et prend plusieurs visages selon les sociétés, les civilisations et les époques. Elle mue, elle se métamorphose, sans jamais disparaître. Mais la sociologie contemporaine semble bien impuissante devant cette réalité. [...]

Eugénie Bastié propose aussi dans son livre une critique implicite des sciences sociales qui ont la fâcheuse manie de réduire les rapports sociaux à des rapports de domination, en annihilant leur mystère, en les privant de leur complexité, de leur richesse. Il y a quelque chose d’insensé à voir le prestige que peut avoir une Judith Butler dans l’université contemporaine, dont la philosophe masque d’un vocabulaire vaseux ce qu’on pourrait appeler, pour emprunter les mots de Chantal Delsol, une « haine du monde ». Le discours universitaire entretenu par une certaine sociologie antidiscriminatoire qui présente l’histoire du monde occidental comme celle d’une vaste conspiration contre l’émancipation des minorités l’exaspère manifestement, qu’il s’agisse des théories sur l’intersectionnalité ou celles sur la discrimination systémique. Ce n’est pas avec de tels concepts, malheureusement populaires chez les jeunes universitaires qui croient avoir trouvé là des concepts permettant scientifiquement de déconstruire toutes les dominations, qu’on pourra vraiment penser la complexité des rapports entre les sexes en les délivrant d’une forme de méfiance systématisée.

La sociologie antidiscriminatoire prétend ne jamais se laisser bluffer par quoi que ce soit : elle croit disposer des outils théoriques nécessaires pour voir la société de manière absolument transparente, sans que rien ne lui résiste. Elle veut dissoudre la société historique, dévaluer toute forme de norme substantielle, qu’elle soit anthropologique ou culturelle, et créer un monde où les identités ayant pris forme dans une série de griefs victimaires pourraient enfin s’émanciper et se délivrer de l’idée même de monde commun. Elle pave le chemin à un monde intégralement reconstruit par la raison technocratique, où la culture se dissout devant la contractualisation intégrale des rapports sociaux, au nom de l’égalitarisme le plus radical. Et dans ce grand délire théorique qui n’en finit plus de célébrer toutes les marginalités possibles, les femmes ordinaires, elles, avec leurs besoins bien réels, sont abandonnées (p.81). Mais ce n’est pas d’hier que la gauche radicale abandonne les gens ordinaires pour les « exclus » à qui elle prête un potentiel révolutionnaire. C’est même la tendance lourde de la gauche dans la deuxième moitié du vingtième siècle.

Mais l’indifférenciation n’est pas la seule menace qui pèse sur les femmes. L’islamisme entend aussi, de bien des manières, les asservir. En fait, il représente aujourd’hui une menace directe contre la femme. Bastié veut aussi montrer comment la société multiculturelle peut être dangereuse pour les femmes. Bastié mène aussi la querelle contre une certaine lâcheté qui pousse certaines féministes à se faire bien discrète lorsque la violence sexuelle n’est plus commise par le grand méchant de notre temps, c’est-à-dire le mâle blanc occidental. C’est l’histoire des agressions massives de Cologne, qu’elle qualifie de « Bataclan sexuel » (p.115-128). Soudainement, on a vu bien des féministes se déclarer absentes du débat, de peur, comme elles l’ont dit, de voir le féminisme récupéré par le racisme anti-immigrant — car on l’aura compris, pour les féministes d’extrême gauche, qui se pique « d’antiracisme », la simple critique de l’immigration massive relève du racisme, et elles seront soudainement prêtes à relativiser leurs convictions féministes pour ne pas écorcher de quelque manière que ce soit le multiculturalisme dogmatique auquel elles adhèrent avec un fanatisme inquiétant. De même, pour plusieurs, on l’aura compris, s’interroger sur la place de la femme dans l’islam relève de l’islamophobie.

[Voir cet extrait d’un manuel d’ECR (Le rôle des femmes dans les religions selon le livre ECR d’ERPI pour la 2e secondaire) : On y remarque une certaine concentration sur l’ordination ou non des femmes aux charges religieuses pour le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme, mais le passage sous silence de cet aspect pour l’islam et la spiritualité autochtone. En général, on note l’appel aux nuances et une certaine apologie (Mahomet aurait amélioré la situation des femmes en Arabie) quand il s’agit de l’islam et d’un grand lyrisme quand on parle de la spiritualité autochtone et du rôle traditionnel que les femmes y jouent.]

Mais cela va bien au-delà des seuls événements troublants de Cologne : ainsi, si la police du langage néoféministe guette le moindre dérapage « sexiste » dans le vocabulaire des uns et des autres ou la moindre publicité jouant sur la carte de l’érotisme — c’est-à-dire, reconnaissant la légitimité du désir d’un sexe pour l’autre, et ainsi de suite —, elle s’empêchera la plupart du temps de critiquer l’infériorisation objective de la femme dans une bonne partie du monde musulman, de peur d’entretenir des préjugés colonialistes à son endroit. « Les mêmes féministes de métier passent leur temps à traquer le moindre dérapage sexiste dans les spots publicitaires ou les discours politiques, mais restent singulièrement silencieuses sur la question du voile » (p.90). Il en est de même pour les questions morales. Pour reprendre les mots de Bastié, « fustiger les catholiques conservateurs ? Oui. Condamner les musulmans intégristes ? Non. Ou alors seulement du bout des lèvres » (p.91). Sans plaider pour un nouveau zèle législatif sur la question du voile, Bastié nous invite quand même à réfléchir à sa signification politique et culturelle.

On aurait tort de négliger les nombreuses pages que Bastié consacre aux nouveaux enjeux éthiques qui touchent les femmes, qu’il s’agisse de la gestation pour autrui ou des conditions de leur participation au marché du travail. Elle mène ici une réflexion vive qui en heurtera certains, mais qui a au moins l’immense mérite de la franchise. Sur la gestation pour autrui, qu’on connaît chez nous à travers le débat sur les mères porteuses, elle est d’une efficacité redoutable. De même, elle redoute un monde où la possibilité démocratisée de congeler ses ovules, offerte par l’entreprise à la manière d’une grâce faite aux femmes, consacrerait en fait leur soumission complète aux exigences du marché, qui aurait trouvé le moyen d’artificialiser radicalement la question de la reproduction. Elle en profite pour mener le procès de la marchandisation de toutes choses par le capitalisme contemporain qui dissout tout ce qui est traditionnel pour sacraliser les désirs d’un individu à qui il ne serait plus jamais possible de dire non. De même, elle s’inquiète du projet d’utérus artificiel, qui représenterait pour les femmes une ultime dépossession : on écraserait d’un coup leur rapport à l’enfantement — pour reprendre ses mots, « la création de l’utérus artificiel signerait, pour la femme, l’ultime dépossession de son privilège de maternité, accomplie de manière complice par l’autorité médicale et de la puissance capitaliste » (p.177).

À travers tout cela, Bastié nous invite à redécouvrir la femme réelle et sa singularité, pour en tenir compte dans la construction de notre monde et les réformes qui visent à l’humaniser. Ce serait faire une injustice à ce livre que de ne pas noter à quel point il est bien écrit. Les bonnes formules se multiplient, les images sont frappantes. Et on aurait envie d’en suggérer la lecture à celles et ceux qui se sont mêlés, il y a quelques semaines, de cet étrange débat québécois où chaque femme avec un tant soit peu d’importance médiatique était invitée à se dire féministe, sans quoi elle était vilipendée publiquement. Il fallait être féministe, et même l’être de manière assez vindicative, ou accepter d’être condamnée à l’ostracisme médiatique tout en subissant les crachats sur les médias sociaux. Adieu Mademoiselle éclaire remarquablement les enjeux qui touchent les femmes aujourd’hui. Nous sommes là devant un livre majeur, qui n’a rien d’un brulot polémique. C’est le livre d’une jeune intellectuelle sûre d’elle-même. À quand une Eugénie Bastié québécoise ? D’ici là, nous aurions tous avantage à lire son livre.

À lire

Adieu mademoiselle, d’Eugénie Bastié, Les Éditions du Cerf, 224 pages, 19 €.


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