mercredi 19 août 2015

Le progrès, valeur en berne ?

Dans son ouvrage Apocalypse du progrès, Pierre de La Coste rappelle que son préfacier, Frédéric Rouvillois, fait remonter « l’invention du progrès » à la fin du XVIIe siècle. C’est l’époque de la querelle entre les Anciens et les Modernes. En raison de la sécularisation du christianisme, mais également sous l’influence de Galilée, Bacon et Descartes, Frédéric Rouvillois note justement : « Le progrès, tout comme l’utopie, est foncièrement artificialiste : depuis le XVIIe siècle, on considère que la technique est l’objet par excellence de l’accumulation quantitative du savoir, et que c’est donc aux ingénieurs que revient le pouvoir d’asservir la nature. »

Au XXe siècle, le progrès emprunte la voie d’une hypermodernité spectaculaire et technomarchande décrite par Pierre de La Coste comme délétère pour les sociétés : « Les différents processus techniques qui permettent la reproduction des images de la télévision, des magazines, des affiches dans la rue se sont tendus comme une sorte de filet pour recueillir tous les rêves de bonheur conçus par l’Humanité moderne [...] : consommation infinie, plaisir sexuel sans borne, beauté parfaite, jeunesse éternelle, jouissance de toutes sortes, émotions fortes, violences fascinantes... » Pour l’auteur, l’hypertrophie matérielle et virtuelle évacue le mal de la représentation humaine. Le mystère chrétien et le péché originel sont remplacés par l’optimisme technicien et le « meilleur des mondes ».

Dans leur ouvrage précis et tonitruant — en référence au livre d’Aldous Huxley —, Résistance au meilleur des mondes, Éric Letty et Guillaume de Prémare soulignent un curieux paradoxe : l’utopie progressiste fait des ravages dans notre monde à mesure qu’elle signe son échec. « Nous vivons une époque paradoxale : tandis que la révolution technologique ouvre à l’homme des horizons de progrès qu’il ressent comme illimités, nous assistons à la fin de l’idéologie du progrès, qui veut que le monde avance continûment du bien vers le mieux. Démentie par les faits, cette forme de matérialisme historique est un échec. L’homme occidental a cru qu’il était inscrit dans l’histoire que chaque génération vivrait mieux que la précédente ; il a cru que la civilisation du loisir et de la consommation ouvrait une ère nouvelle d’accomplissement de soi, d’épanouissement individuel, en un mot de bonheur. Or, les promesses de la modernité ne sont pas tenues : ni celle du progrès matériel continu ni celle d’un bonheur croissant. »

Et les auteurs d’énumérer quelques-uns des stigmates du progrès en cours : effacement des nations et des corps intermédiaires dans la perspective d’une gouvernance mondiale, ébranlement des fondations de la famille, négation de l’identité des individus, production artificielle de l’être humain, transhumanisme, contrôle mondial des naissances et eugénisme. Il en résulte le citoyen du « meilleur des mondes », avant tout un consommateur atomisé, désaffilié et en voie de robotisation. À l’instar de l’ange qui fait la bête, « le meilleur des mondes » s’avère le pire des mondes !

Autre plaie de l’idolâtrie du progrès : le gigantisme. Dans Une question de taille, Olivier Rey remet en cause le culte de la croissance, en matière architecturale, depuis le baron Haussmann et Le Corbusier. Il actualise son réquisitoire contre le gigantisme étendu à toute la modernité en plaidant en faveur d’une harmonie d’ensemble : « Il est hors de doute qu’à l’heure actuelle, dans un monde en proie aux excroissances monstrueuses, à la mondialisation compulsive, à une babélisation effrénée, le sens des proportions réclame, à peu près partout, une réduction d’échelle. Mais cet aspect conjoncturel ne doit pas faire oublier le principe fondamental : non pas l’apologie du petit en tant quel tel, mais la recherche, en toutes choses, de la taille appropriée à l’épanouissement et à la fécondité des existences. »

Face au « no limit » de la postmodernité, Gaultier Bès avec Marianne Durano et Axel Norgaard Rokvam — membres des Veilleurs durant les « manifs pour tous » — préconisent de renouer avec « nos limites, pour une écologie intégrale ». Ce petit essai vif et intelligent défend une écologie humaine, sociale et environnementale. S’insurgeant contre le mariage homosexuel, la PMA, la GPA, l’idéologie du genre et le transhumanisme, les auteurs vilipendent parallèlement la société de consommation et le turbocapitalisme, destructeurs de la nature humaine et de notre écosystème : « L’écologie intégrale, écrivent-ils, ne choisit ni l’humain contre la nature ni la nature contre l’humain. Elle cherche au contraire à réconcilier l’humanisme et l’environnementalisme, à faire la synthèse entre respect absolu de la dignité humaine et préservation de la biodiversité. »
Et de justifier le titre de leur ouvrage par ces mots inspirés d’un aristotélisme de bon aloi aux antipodes de l’individualisme contemporain : « L’invention perpétuelle de soi, fiction chaque jour plus plausible, est le but d’un individu qui, à force de chercher à s’abstraire de ses limites, s’émancipe de sa propre réalité charnelle et sociale, et de la condition commune. Niant sa condition d’être relatif, il s’éloigne de ce qui caractérise et fonde sa dignité propre d’animal politique : sa sociabilité. »

L’idéologie du progrès a été rendue possible — de façon paroxystique — en raison du travail de sape effectué par les philosophes soixante-huitards de la « déconstruction », tels que Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Michel Foucault. Prônant la déconstruction des grandes structures traditionnelles (famille, métier, région, nation, Église, dans leur acception classique), ils ont contribué à renforcer l’individualisme narcissique, le relativisme moral et l’anomie sociale. C’est la raison pour laquelle le grand philosophe camusien, maurrassien et heideggérien Jean-François Mattéi a achevé son œuvre solaire et d’une grande qualité par la publication d’un livre posthume au titre symptomatique : l’Homme dévasté. Son objectif était de déconstruire les déconstructeurs qui demeurent des nihilistes intégraux, voulant éradiquer l’architecture de toute société traditionnelle en Europe. Il résume son propos ainsi : « La déconstruction a donc pour but de désagréger ce qui relève du principe, arché, et de disséminer les figures majeures de l’architectonique : le roi comme origine de la cité, le père comme origine de l’homme, le soleil comme origine de la vie, et finalement Dieu comme origine du monde. On aura compris que les déconstructeurs s’en prennent à tout ce que la culture spirituelle de l’Europe avait réussi à édifier. La déconstruction est l’ennemie mortelle de toutes les formes d’édification. »

Et Mattéi d’ajouter que la nouvelle menace réside dans l’utopie transhumaniste puisque celle du progressisme ne fait plus recette. Il reste néanmoins confiant dans l’homme face à son effacement : « On ne pourra jamais effiler l’humain puisque c’est l’homme lui-même qui en file à chaque moment le tissu. » Une conclusion riche d’enseignement sur les ravages, mais aussi sur les impasses d’un progrès illimité. On n’arrête pas le progrès, assure le dicton... Mais, l’idéologie, qui l’exalte, a du plomb dans l’aile.

Source : Valeurs actuelles

L’Homme dévasté, de Jean-François Mattéi, préface de Raphaël Enthoven, Grasset, 288 pages, 19 €.

Résistance au meilleur des mondes, d’Éric Letty et Guillaume de Prémare, Pierre-Guillaume de Roux, 224 pages, 19 €.

Une question de taille, d’Olivier Rey, Stock, 288 pages, 20 €.

Nos limites, pour une écologie intégrale, de Gaultier Bès, avec Marianne Durano et Axel Norgaard Rokvam, Le Centurion, 112 pages, 3,95 €.

Apocalypse du progrès, de Pierre de La Coste, préface de Frédéric Rouvillois, Perspectives libres, 254 pages, 22 €.

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