samedi 19 juin 2010

Les personnes « morales » jouissent-elles de la protection des Chartes ?


Le paragraphe 207 du jugement Dugré [1] soulève une question intéressante : les personnes morales peuvent-elles invoquer la protection des chartes ?  Autrement dit, le Collège Loyola, qui n’est pas un être humain, mais une corporation, peut-il revendiquer un droit protégé par les Chartes, telle la liberté de religion ?

Pourquoi le bénéfice de la liberté de religion ne pourrait-il pas être invoqué par une personne morale, comme une Église ou un collège confessionnel ? Il est indéniable qu’une personne physique jouit de la liberté de religion. Lorsque quelques personnes physiques, jouissant chacune de la liberté de religion, se regroupent dans la poursuite d’un but commun relié à leur religion, ce regroupement de personnes, constitué en personne morale, jouit-il de moins de droits que les personnes individuelles qui le composent ? Est-ce que le fait d’avoir exercé un autre droit protégé par les chartes, à savoir le droit d’association, occasionne aux personnes physiques ainsi associées et constituées en personne morale, une érosion de la portée de leurs droits individuels ?

La langue juridique confère au mot « personne » un sens plus étendu que dans le langage courant, où il désigne un « être humain ».  En droit, le mot « personne » englobe à la fois la personne physique et la personne dite « morale » :


L’ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université Laval, le professeur Hubert Reid, propose les définitions suivantes dans son « Dictionnaire de droit québécois et canadien » [2] :

Mot
Définition
Anglais
Personne
Être qui est titulaire de droits
et est assujetti à des obligations
person
Personne physique
Être humain

Contraire : personne morale
natural person,
physical person
Personne morale
Entité légalement constituée, dotée d'une personnalité juridique indépendante de celle de ses membres et à qui la loi reconnaît des droits et des obligations.
Remarque : Le Code civil du Québec utilise cette expression pour désigner les personnes autres que physiques alors que le Code civil du Bas-Canada employait plutôt le terme «corporation».

Synonyme :  corporation
Contraire :    personne physique

legal person
Personne morale
de droit privé
Personne morale qui est régie
par le droit privé, notamment par les lois applicables à leur espèce.

Synonymes :  corporation civile, corporation privée
Contraire:      personne morale de droit public

legal person established for a private interest
Personne morale de droit public
Corps politique qui est régi par le droit public et par sa loi constitutive et qui est soumis aux règles du droit privé dans ses rapports avec les autres personnes, à moins d'une dérogation expresse de la loi.

Exemples : les municipalités, les commissions scolaires, les organismes publics et les sociétés d'État
Contraire     personne morale de droit privé

legal person established in the public interest

Les tout premiers articles du Code civil du Québec tiennent compte de ces nuances : alors que l’article 1 mentionne que « Tout être humain possède la personnalité juridique », les articles 2 à 6 commencent tous par « Toute personne ». Quant à la Charte québécoise, elle fait elle aussi la distinction entre les deux termes :

Article 2
2. Tout être humain dont la vie est en péril a droit au secours.
Toute personne doit porter secours à celui dont la vie est en péril (…)

Article 3
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.
 
Les tribunaux québécois ont maintes fois eu l’occasion de réaffirmer, notamment en matière de droit à la sauvegarde de la réputation, l’applicabilité des Chartes aux personnes morales :

   Une entreprise a droit à des dommages exemplaires, en vertu de la Charte pour atteinte à sa réputation :
o   Saar Foundation Canada Inc. c. John J. Baruchel, [1990] R.J.Q. 2325
Honorable Carrier Fortin:
Comme l’indique la Cour suprême dans la cause Daigle c. Temblay, la Charte québécoise ne définit pas les termes « être humain » et « personne ».  Le préambule parle de « tout être humain », des « êtres humains », de la « personne humaine » et finalement de la « personne » (…) En vertu des règles d’interprétation, nous croyons qu’il faut conserver au mot “personne” le sens que lui donne le Code civil, dans les limites des incapacités qu’il stipule (...) et reconnaître particulièrement à une personne morale le droit d’invoquer l’article 49 de la charte québécoise. Ajoutons que cette disposition, bien que l’indemnité soit versée à la victime, a pour objectif immédiat la protection d’un droit public et collectif, tout comme celui des lois pénales. Si, au surplus, une personne morale a droit à une indemnité morale pour diffamation, il serait illogique de lui refuser une indemnité exemplaire alors qu’elle est accordée, en pareil cas, à une personne humaine. Autant dire qu’un diffamateur bénéficierait d’une immunité lorsque sa victime est une personne morale.

    Une municipalité a droit, à titre de personne morale de droit public, à la protection de sa réputation et elle peut intenter un recours en dommages-intérêts pour diffamation :

o   Rawdon (Municipalité de) c. Solom, 2008 QCCS 4573.
Honorable Clément Trudel :
Une municipalité a-t-elle le droit à la sauvegarde de sa réputation?
Les articles 3 et 35 du Code civil du Québec (C.C.Q.) et 4 de la Charte des droits et libertés de la personne protègent le droit de toute personne au respect de sa réputation. Les articles 298 à 364 C.C.Q. prévoient que les personnes morales, de droit public ou de droit privé, ont la personnalité juridique requise, et l'article 301 C.C.Q. établit que la personne morale a la pleine jouissance des droits civils. L'article 13 de la Loi sur l'organisation territoriale municipale indique que la municipalité est une personne morale de droit public. Ainsi, une municipalité, qui est une personne morale, a droit, comme toute autre personne, au respect de sa réputation.  En outre, l'article 1376 C.C.Q. prévoit que les règles du Livre « Des obligations » s'appliquent à toute personne morale de droit public. Ainsi, aucune disposition particulière n'empêche la demanderesse d'exercer un recours pour protéger sa réputation.

    Un président et sa compagnie reçoivent, chacun, des dommages exemplaires en vertu de la Charte québécoise :
o   Barrou c. Micro-boutique éducative inc., [1999] R.J.Q. 2659
Honorable William Fraiberg :
Il est clair que la Charte des droits et libertés de la personne s’applique aux personnes physiques, donc les assure en vertu de l’article 49, des dommages exemplaires ainsi que des dommages moraux en cas d’atteinte à leur réputation. En est-il pareil pour les personnes morales? La question se pose parce que dans son préambule, la Charte paraît souligner les droits de “l’être humain”. Par contre, à l’article 4, c’est “toute personne” qui a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

        Une université, en tant que personne morale, a droit à la sauvegarde de sa réputation :
o   Université de Montréal c. Côté, J.E. 2006-485
Honorable Marie St-Pierre :
S’il est vrai que l’Université de Montréal n’est pas un être humain et n’a peut-être pas le droit à la vie, il en va autrement de bien d’autres droits prévus à la Charte des droits et libertés de la personne ou au Code civil du Québec qui sont des droits que le législateur attribue à toute personne. (...) Il ne fait pas de doute qu’une personne morale a droit à la protection de sa réputation et qu’elle jouit de ce droit qu’elle peut alléguer et faire respecter, au besoin, par procédures judiciaires.  D’ailleurs, le fait qu’une personne morale jouisse du droit à la réputation et qu’elle puisse, le cas échéant, avoir droit à des dommages moraux a été clairement indiqué par notre Cour d’appel.

D’aucuns soutiendront que ce raisonnement ne vaut que pour le droit à la sauvegarde de sa réputation, et s’applique pas aux autres droits protégés par les Chartes.  La jurisprudence infirme une telle interprétation trop étroite.

    Un centre commercial obtient des dommages exemplaires en vertu de l’article 49 de la Charte québécoise en raison l'atteinte à son droit à la jouissance paisible de ses biens, protégé par l’article 6 de la même Charte :

Place des Galeries inc. c. Banque Nationale du Canada, [1997] R.R.A. 438
Honorable Denis Durocher :

Le tribunal est d'avis qu'il y eut ici atteinte illicite et intentionnelle au droit de  propriété de Place des Galeries. Cette atteinte était volontaire et sans droit.
Dans Saar Foundation Canada Inc. c. John J. Baruchel, le tribunal a reconnu que des dommages exemplaires pouvaient être accordés  à une personne morale




[1]  « [207] II est vrai que la Cour suprême ne s'est pas encore prononcée sur le droit d'une personne morale d'invoquer la protection de la Charte canadienne quant à la liberté de religion. »

[2] Hubert REID, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 1994, Éditions Wilson & Lafleur Ltée, Montréal, p. 423-424.




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