dimanche 16 mai 2010

« Un Dieu, trois religions »

ERPI dans son livre d'éthique et culture religieuse vivre ensemble  2 destiné aux élèves de deuxième secondaire reprend un des lieux communs du pluralisme moderne :

« Un Dieu, trois religions

Il y a trois grandes religions monothéistes: le judaïsme, le christianisme et l'islam. Ces trois religions se réfèrent en effet au même Dieu unique et universel. Qu'il soit appelé Yahvé en hébreu, Dieu en français ou Allah en arabe, il s'agit du même Tout-Puissant, créateur du monde. C'est pour cette raison que le premier être humain à le reconnaître, Abram ou Abraham ou Ibrahim, est qualifié de « Père des croyants ».

On trouve ainsi la Parole de Dieu dans les textes sacrés de ces religions, entre autres dans la Torah (judaïsme), dans la Bible (christianisme) et dans le Coran (Islam). »

(Vivre ensemble 2, p. 176 [étrangement marqué Vivre ensemble 1 dans la marge])

« Nous avons le même Dieu » : il est unique, mais pas identique


Il faut citer ici des extraits du livre de François Jourdan, théologien et islamologue, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, qui a reçu l’imprimatur et le nihil obstat, aux pages 31 à 33 :
« Nous avons le même Dieu » entend-on souvent de la part des chrétiens, et surtout des musulmans. Bien sûr, selon les religions strictement monothéistes que nous sommes, c’est forcément le même, algébriquement, puisque nous croyons qu’il n’y en a qu’Un.

Pourtant, dans la langue française, le mot « même » veut dire « identique ». Chrétiens et musulmans ont-ils une vision identique du Dieu unique ? Telle devient la question sous-jacente à l’expression piège de « même Dieu ». Là, nous ne nous retrouvons plus. Il ne suffit pas de se déclarer monothéistes. Le cardinal Robert Coffy précisait : « […] On ne peut dire qu’il y a identification entre Allah [musulman] et Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ et qui est Père, Fils et Saint-Esprit. J’ai entendu des chrétiens mal accepter cette réponse […] parce qu’ils confondaient la démarche de foi de chaque croyant et la proposition de foi de chaque religion. Or le dialogue porte sur le contenu de foi professé par chacun, non sur la sincérité des croyants, ni sur leur salut. »

En écho, rappelons la question posée par Louis Massignon à Jacques Jomier lors de sa soutenance de thèse en Sorbonne en 1953 : « Oui ou non Allah du Coran est-il le Dieu d’Abraham ? » Jacques Jomier s’est tu. Plus tard, il citera son maître Massignon à propos de la foi des chrétiens et des musulmans : « Leur conception de ce Dieu unique est si différente qu’il est difficile de dire que c’est vraiment du même Dieu qu’ils parlent. »

Jacques Ellul le faisait remarquer autrefois : « Croire que Dieu est un seul Dieu (et non plusieurs dieux) cela n’est pas faux, mais reste extérieur, étranger à sa personne. »

[…]

Mgr Pierre Chaverie distinguait deux attitudes typiques de l’islam et du christianisme : « Adore-moi, je suis l’Unique » et « Ne crains pas, je t’aime ». Jésus dit : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15:15)

[…]

Ainsi, la vision chrétienne de Dieu n’est pas la même que celle de l’islam. Nous préciserons au chapitre IV : la Trinité chez les chrétiens est liée à une cohérence dans laquelle Dieu est sauveur, amour, et fait alliance avec les hommes; il a un dessein de salut pour tous; par lui nous pouvons entrer dans son Cœur, ouvert à tous les hommes.

Cette conception est choquante pour l’islam, car Dieu y est d’une transcendance ombrageuse, tel un tuteur surplombant tout ce qui n’est pas lui, radicalement séparé de toute créature et attendant de l’homme qu’il se rende à lui : c’est le du mot arabe mouslîm traduit par « musulman » ou « soumis ».

« Tous fils d'Abraham », c'est sympa

À nouveau le P. Jourdan (pp. 29, 41 et 43) :
Un livre titrait naguère : Tous fils d’Abraham (Chalet, 1980) en parlant des juifs, des chrétiens et des musulmans. De même, on parle souvent des « religions abrahamiques ». C’est sympathique de se sentir d’une « même » famille. Abraham est connu des trois religions : il est père d’Ismaël et d’Isaac. Il est le « père des croyants » dans la Bible (Genèse 15:5-6; Romains 4:11-12; Galates 3:6-9) et le « père des musulmans » dans le Coran ([le pèlerinage] 22, 78), et chacun le reçoit comme un exemple de fidélité à Dieu.

[…]

En islam, Ibrâhim (Abraham) a donné un livre venu du ciel et il est allé à La Mecque. Ce don du Coran est fondateur et justifie l’orientation vers La Mecque des cinq prières journalières prescrites au plan individuel (2e pilier de l’islam) et le Grand pèlerinage (5e pilier); cela ne correspond pas à l’Abraham biblique qui, lui, est l’objet d’une promesse majeure sur Isaac (Genèse 17:21), dès le début de l’Alliance (Genèse 17) et jusqu’au Messie, toutes choses inconnues du Coran.

[…]

L’archevêque orthodoxe du Mont Liban, l’intellectuel Mgr Georges Khodr, conclut : « Ainsi, il n’existe pas d’Abraham "objectif" dans lequel les trois monothéismes pourraient trouver un lieu de communion. »
[Mgr Khodr a réitéré ses propos dans La Croix du 25 juin 2007 : « Abraham n’a pas du tout la même place chez les juifs, les chrétiens et les musulmans ».]

« Dieu parle dans les trois Livres »

Cette affirmation n’est pas sans rappeler l’expression « les trois religions du Livre » qu’on utilise dans la presse qui se veut savante.

Cette formule est dérivée du terme « les gens du Livre » que le Coran ([la table servie] 5, 59 et bien d’autres) utilise pour désigner les juifs, les chrétiens et éventuellement les mazdéens et les énigmatiques « Sabéens »[1] (5, 69) dont on ne connaît pas de livre.

Cette expression développe la cohérence doctrinale islamique de la « descente » (tanzîl) depuis la « Mère du Livre » au ciel ([la famille de ‘Imran] 3, 7 et [le tonnerre] 13, 39). Le Coran étant l’ultime forme de cette matrice céleste, de cette Mère du Livre.

Selon le théologien François Varillon, cité par le P. Jourdan (p. 45), « Le christianisme n’est pas une religion du Livre, l’islam l’est. » En effet, les écrits que le christianisme reconnaît comme parole de Dieu ont comme auteurs des hommes inspirés par Dieu. L’islam, au contraire, croit que le texte du Coran a été dicté tel quel. Le christianisme, comme le judaïsme, sont des religions avec « un » livre et pas « du » Livre céleste matriciel.

L’islam, le christianisme et le judaïsme sont donc des religions à livre puisqu’elles ont des écritures sacrées, mais ce n’est pas leur apanage. C’est également le cas de l’Avesta du mazdéisme, des Soutras du Bouddha, du Granth du Gourou Nanak chez les sikhs.

Est-ce que Dieu parle aussi dans tous ces livres ? C’est ce qu’aiment penser les pluralistes. Mais comment cela est-il possible, même en ne considérant que le Coran et la Bible, à moins de vouloir imposer un unanimisme superficiel, alors que ces livres s’opposent sur leur conception du divin et sur ses commandements ? Il s'agit d'un des mystères de la foi pluraliste.

Yahvé, Dieu, Allah et Abram, Abraham, Ibrahim

Il existe une fausse symétrie dans « Qu'il soit appelé Yahvé en hébreu, Dieu en français ou Allah en arabe » et « Abram ou Abraham ou Ibrahim ».

D’une part part, le tétragramme יהוה (YHWH) n’est pas prononcé « Yahvé » par les juifs de crainte d’enfreindre le troisième commandement : « Tu n'invoqueras pas le nom de YHWH ton Dieu en vain ». Quand le lecteur juif rencontre le tétragramme, il prononcera le plus souvent « Adonaï » (Seigneur). Rappelons également que l’hébreu original ne notait pas les voyelles et que la tradition juive moderne a tendance à ajouter les signes vocaliques et de cantilation correspondant à Adonaï. La prononciation Yahvé est une convention moderne, adoptée par les théologiens chrétiens, qui correspond à ce que devait être la prononciation du tétragramme.

Il y a ensuite confusion entre langue et conception de la divinité : les maronites libanais disent bien « Allah » pour désigner le Dieu chrétien, mais ce Dieu n’est pas pour autant identique au Dieu musulman qui porte le même nom !

D’autre part, le texte donne l’impression qu’Abram, Abraham et Ibrahim seraient respectivement le nom du même personnage pour les juifs, les chrétiens et les musulmans. Il n’en est rien. Abram prend le nom d’Abraham quand il scelle son alliance avec Dieu (Genèse 17:5) dans la tradition juive et chrétienne. On a vu plus haut qu’Ibrahim n’a qu’un lointain et vague rapport avec Abraham.


[1] Ou « Çabéens » dans la traduction du Coran par D. Masson, le « ç » représente un « s » emphatique arabe (le çad, ص) distinct du « s » habituel (le sîn, س).

2 commentaires:

  1. Après une simple vérification, on constate que beaucoup de manuels critiqués sur ce site ne sont pas approuvés par le MELS. Peu importe ce que l'on pense du programme, il faut vérifier ses sources pour ne pas faire de la désinformation... Quant aux critiques sur les manuels approuvés, plusieurs s'avèrent non fondées, d'autres sont dues à la nature du programme et à ses orientations et d'autres font preuve d'interprétations très discutables... Je n'ai pas eu beaucoup de formation au sujet du nouveau programme. Par contre, je constate que la désinformation et la recherche de la controverse font partie intégrante de plusieurs commentaires.

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  2. Non Sonia, voir le billet suivant qui est consacré à ce sujet.

    Le texte répété ici, pour les images voir le billet suivant du carnet.

    D'une part, nous avons toujours demandé aux éditeurs de nous envoyer uniquement des livres qui peuvent être utilisés dans les écoles, d'autre part une simple vérification avec source montre que l'affirmation vague (« beaucoup de manuels ») de Sonia est non fondée. Rappelons que nous avons critiqué ici 7 livres : six manuels de Modulo et un cahier d'activités d'ERPI.

    Voici une reproduction des deux pages du Bureau d'approbation du matériel didactique du MELS énumérant les manuels approuvés pour le cours d'ECR au primaire. Reproduction pour connaître la situation actuelle, on trouvera ici le PDF régulièrement mis à jour. On remarquera que les six manuels de Modulo pour le primaire que nous avons critiqués sont tous approuvés ! Pour ce qui est du livre du secondaire d'ERPI, il s'agit d'un cahier d'activités, et non d'un manuel, qui n'a pas à recevoir l'approbation du MELS pour pouvoir être utilisé en classe. Ce cahier fait toutefois plus de 220 pages. Merci, Sonia.

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