samedi 24 octobre 2020

Question à un candidat prof à un cégep de Montréal : « Que lisez-vous ? Tant que ce n’est pas Mathieu Bock-Côté ! »

Lettre ouverte de Frédérik Pesenti, M. Sc. Science politique, dans Le Devoir sur la censure dans les établissements universitaires et préuniversitaires qui va bien au-delà des mots tabous.

La controverse autour de Verushka [Vérouchka] Lieutenant-Duval, une professeure de l’Université d’Ottawa suspendue et harcelée en ligne pour avoir prononcé un mot tabou dans un contexte universitaire, a exacerbé le débat au sujet de la censure dans les milieux d’enseignement. Il faut toutefois éviter de tomber dans le piège de l’arbre qui cache la forêt et penser que la question de la censure à l’université et dans les cégeps ne se limite qu’à l’emploi ou non de certains termes bien précis, ou encore à un fait divers ne relevant que de la lâcheté momentanée de certaines administrations bien identifiées. Permettez-moi de l’illustrer à l’aide d’une anecdote personnelle révélatrice de l’esprit du temps.

Novembre 2019. Je passe un entretien d’embauche pour un poste d’enseignant dans un cégep de la grande région de Montréal. Vers la fin de l’entrevue, un des trois enseignants siégeant dans le comité m’interroge sur mes lectures du moment. Je demande une précision pour savoir si l’on parle de lectures relatives à la discipline, ce à quoi il rétorque : « Peu importe… tant que ce n’est pas Mathieu Bock-Côté ! » ponctué d’un rire bien gras auquel font écho ses deux collègues.

Je laisse échapper un petit rire étouffé par nervosité. Mais derrière cette façade complice, je suis tétanisé par la proscription implicite qui vient d’être prononcée. Car si je ne suis pas nécessairement un lecteur de M. Bock-Côté, je suis plongé pour l’heure dans saint Augustin et Hannah Arendt, des penseurs qui, si on ne peut remettre en question l’influence majeure qu’ils ont eue sur l’histoire de la pensée, ne logent certainement pas à la même enseigne idéologique qui semble être celle de ces messieurs. Les questions se bousculent dans mon esprit : dois-je dire la vérité, au risque d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil d’un entretien qui ne se déroulait déjà pas rondement ? Dois-je plutôt tenter de marquer des points grâce à un mensonge flagorneur, quitte à me faire piéger par une question de suivi ? Le mensonge n’étant jamais l’ami du candidat, j’opte pour la première option, alea jacta est ! Sans surprise, bien loin d’éveiller leur curiosité, ma réponse passe à deux doigts de provoquer chez eux un long bâillement. Les jeux sont faits, mon profil n’est pas le bon. Avoir répondu « une pluralité de points de vue » à la question « Qu’apporteriez-vous au département ? » m’aurait sans doute fait perdre des points…

Ostracisme idéologique

La censure qui sévit dans les milieux d’enseignement s’exprime aussi de cette façon. On nous fera comprendre, explicitement ou implicitement, que toute lecture qui sort du credo du moment est considérée comme séditieuse et illégitime. D’un côté, on nous vantera la diversité et la pluralité, à juste titre, et, de l’autre, on s’assurera pourtant qu’elle ne puisse se manifester que parmi les quelques nuances d’une même couleur. Des diplômés se sentent contraints, afin de poursuivre une carrière dans certains domaines de recherche, de camoufler leurs inclinations conservatrices ou, pire encore, de faire leurs des opinions auxquelles ils ne croient pas. On les entendra ensuite les ânonner en public sans conviction… L’ostracisme idéologique peut s’immiscer si profondément dans les mœurs d’un département que certains en viennent à balayer du revers de la main, avec un naturel désarmant, des courants de pensée entiers, par exemple lors d’un entretien d’embauche ; au diable la pluralité des points de vue !

La censure d’aujourd’hui n’est pas qu’ostentatoire ; elle est aussi latente et insidieuse. On ne la retrouve pas que dans des fatwas qui agitent les réseaux sociaux ou sur des pétitions sur lesquelles des inquisiteurs enfilent les titres d’ouvrages déclarés offensants ou haineux. C’est pourquoi son efficacité est encore plus redoutable, car elle s’intègre de manière intrinsèque à la réflexion. Elle s’imprime dans l’esprit de chacun de ceux et celles qui, afin de pouvoir mettre du « pain sur la table », préféreront taire leurs opinions politiques et courber l’échine devant l’hégémonie idéologique en vigueur dans plusieurs départements de cégep et d’université. Une situation alarmante pour des institutions qui prétendent être les sanctuaires du libre débat d’idées et de la recherche de la vérité.

Hannah Arendt disait que l’essence de la politique est la pluralité ; ce n’est ainsi que par la confrontation des idées qui caractérise cette pluralité qu’il est possible d’en arriver, collectivement, à des vérités justes sur notre monde. Il est inquiétant de constater que ces mots, en certains quartiers, semblent désormais provoquer ennui plutôt qu’appétit.