mercredi 10 août 2016

« Les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents »

Louis-Michel Lepeletier marquis de Saint-Fargeau est issu d’une illustre famille de parlementaires. Il est l'arrière-petit-fils de Michel Robert Le Peletier des Forts, comte de Saint-Fargeau, fils de Michel-Étienne Le Peletier de Saint-Fargeau (1736-1778) et de Suzanne-Louise Le Peletier de Beaupré (morte le 20 février 1762 à l’âge de 28 ans


Le 20 janvier 1793, il sera assassiné par un ancien garde du corps de Louis XVI après que Lepeletier ait voté la mort du roi.

Le plan d’éducation élaboré par Michel Lepeletier, présenté par Robespierre le 13 juillet 1793 (le jour même où Marat fut assassiné) fut voté le 13 août 1793 par les députés de la Convention, mais ne fut pas exécuté. Nombre de ses idées se retrouveront bien plus tard, au XIXe siècle, dans la pensée de Jules Ferry.

Extraits de ce fameux plan qui marquera la pensée de la gauche éducatrice :

« [...] D’abord, je remarque avec peine que jusqu’à six ans l’enfant échappe à la vigilance du législateur, et que cette portion importante de la vie reste abandonnée aux préjugés subsistants et à la merci des vieilles erreurs.

À six ans, la loi commence à exercer son influence : mais cette influence n’est que partielle, momentanée ; et par la nature même des choses, elle ne peut agir que sur le moindre nombre des individus qui composent la nation.

[...]

À douze, le pli est donné et l’impression des habitudes est gravée d’une manière durable.

[...]

Ici s’élève une question bien importante.

L’institution publique des enfants sera-t-elle d’obligation pour les parents, ou les parents auront-ils seulement la faculté de profiter de ce bienfait national ?

D’après les principes, tous doivent y être obligés.

Pour l’intérêt public, tous doivent y être obligés.

Dans peu d’années, tous doivent y être obligés

Mais dans le moment actuel, il vous semblera peut-être convenable d’accoutumer insensiblement les esprits à la pureté des maximes de notre nouvelle constitution. Je ne vous le propose qu’à regret ; je soumets à votre sagesse une modification que mon désir intime est que vous ne jugiez pas nécessaire. Elle consiste à décréter que d’ici à quatre ans l’institution publique ne sera que facultative pour les parents. Mais ce délai expire, lorsque nous aurons acquis, si je peux m’exprimer ainsi, la force et la maturité républicaines, je demande que quiconque refusera ses enfants à l’institution commune soit privé de l’exercice des droits de citoyen pendant tout le temps qu’il se sera soustrait à remplir ce devoir civique, et qu’il paye, en outre, double contribution dans la taxe des enfants, dont je vous parlerai dans la suite.

[...]
N’oublions pas quel est l’objet de cette première éducation commune à tous, égale pour tous. Nous voulons donner aux enfants les aptitudes physiques et morales qu’il importe à tous de retrouver dans le cours de la vie, quelle que soit la position particulière de chacun.

[...]

Nos premiers soins se porteront sur la portion physique de l’éducation.

Former un bon tempérament aux enfants, augmenter leurs forces, favoriser leur croissance, développer en eux vigueur, adresse, agilité ; les endurcir contre la fatigue, les intempéries des saisons, la privation momentanée des premiers besoins de la vie : voilà le but auquel nous devons tendre ; telles sont les habitudes heureuses que nous devons créer en eux ; tels sont les avantages physiques qui, pour tous en général, sont un bien précieux.

Les moyens pour remplir cet objet seront faciles dans le système de l’institution publique. Ce qui serait impraticable pour des enfants envoyés à l’école deux heures par jour, quelquefois deux heures seulement par semaine, et tout le reste du temps hors de la dépendance d’une commune discipline, se réalise ici sans effort.

Continuellement sous l’œil et dans la main d’une active surveillance, chaque heure sera marquée pour le sommeil, le repas, le travail, l’exercice, le délassement ; tout le régime de vie sera invariablement réglé ; les épreuves graduelles et successives seront déterminées ; les genres de travaux du corps seront désignés ; les exercices de gymnastique seront indiqués ; un règlement salutaire et uniforme prescrira tous ces détails, et une exécution constante et facile en assurera les bons effets.

Je désire que pour les besoins ordinaires de la vie, les enfants, privés de toute espèce de superfluité, soient restreints à l’absolu nécessaire.

Ils seront couchés durement, leur nourriture sera saine, mais frugale ; leur vêlement commode, mais grossier.

ll importe que, pour tous, l’habitude de l’enfance soit telle, qu’aucun n’ait à souffrir du passage de l’institution aux divers états de la société. L’enfant qui rentrera dans le sein d’une famille pauvre retrouvera toujours ce qu’il quitte ; il aura été accoutumé à vivre de peu, il n’aura pas changé d’existence : quant à l’enfant du riche, d’autres habitudes plus douces l’attendent, mais celles-là se contractent facilement. Et pour le riche lui-même, il peut exister dans la vie telles circonstances où il bénira l’âpre austérité et la salutaire rudesse de l’éducation de ses premiers ans.

Après la force et la santé, il est un bien que l’institution publique doit à tous, parce que pour tous il est d’un avantage inestimable, je veux dire l’accoutumance au travail.

Je ne parle point ici de telle ou telle industrie particulière, mais j’entends en général ce courage pour entreprendre une tâche pénible, cette action en l’exécutant, cette constance à la suivre, cette persévérance jusqu’à ce qu’elle soit achevée, qui caractérise l’homme laborieux.

Formez de tels hommes, et la République, composée bientôt de ces robustes éléments, verra doubler dans son sein les produits de l’agriculture et de l’industrie.

Formez de tels hommes, et vous verrez disparaître presque tous les crimes. Formez de tels hommes, et l’aspect hideux de la misère n’affligera plus vos regards. Créez dans vos jeunes élèves ce goût, ce besoin, cette habitude de travail, leur existence est assurée, ils ne dépendent plus que d’eux-mêmes.

J’ai regardé cette partie de l’éducation comme une des plus importantes. Dans l’emploi de la journée, tout le reste sera accessoire, le travail des mains sera la principale occupation. Un petit nombre d’heures en sera distrait ; tous les ressorts qui meuvent les hommes seront dirigés pour activer l’ardeur de notre laborieuse jeunesse.

Les pères de famille, les élèves, les maîtres, tous, par la loi que je vous propose, seront intéressés à produire dans les ateliers des enfants la masse la plus considérable de travail qu’il sera possible ; tous y seront excités par leur propre avantage.

Les uns, parce qu’ils y trouveront la diminution de la charge commune ; les autres, parce qu’ils y verront l’espérance d’être honorés et récompensés ; les enfants enfin, parce que le travail sera pour eux la source de quelques douceurs toujours proportionnées à la tâche qu’ils auront remplie.

ll est une foule d’emplois laborieux dont les enfants sont susceptibles.

Je propose que tous soient exercés à travailler à la terre : c’est la première, c’est la plus nécessaire, c’est la plus générale occupation de l’homme, partout d’ailleurs elle offre du pain.

On peut encore leur faire ramasser et répandre les matériaux sur les routes ; les localités, les saisons, les manufactures voisines de la maison d’institution offriront des ressources particulières. Enfin, un parti plus général ne serait peut-être pas impraticable.

Je vomirais qu’on établit dans les maisons mêmes d’institution divers genres de travaux auxquels tous les enfants sont propres, et qui, distribués et répartis dans tous ces établissements, grossiraient sensiblement pour la République la masse annuelle des productions manufacturées.

J’appelle sur cette vue importante d’économie politique l’attention et le génie des citoyens intelligents dans les arts. J’offre un programme à remplir sur cet objet, et je demande que la nation promette une honorable récompense pour tous ceux qui indiqueront un genre d’industrie facile qui soit propre à remplir la destination que je vous propose.

Régler sa vie, se plier au joug d’une exacte discipline sont encore deux habitudes importantes au bonheur de l’être social. Elles ne peuvent se prendre que dans l’enfance ; acquises à cet âge, elles deviennent une seconde nature.

On calculerait difficilement à quel point une vie réglée et bien ordonnée multiplie l’existence, moralise les actions de l’homme, fait entrer dans sa conduite tout ce qui est bien, et la remplit tellement d’actes utiles, qu’il n’y reste plus de place, si je puis parler ainsi, pour tout ce qui est vice ou désordre.

Je n’attache pas un moindre prix à l’habitude d’une austère discipline. Souvenons-nous que nous élevons des hommes destinés à jouir de la liberté, et qu’il n’existe pas de liberté sans obéissance aux lois. Ployés tous les jours et à tous les instants sous le joug d’une règle exacte, les élèves de la patrie se trouveront tous formés à la sainte dépendance des lois et des autorités légitimes. Voyez ce jeune soldat avant qu’il ne s’engage, et retrouvez-le après qu’il a servi quelque temps : ce n’est plus le même homme ; ce changement est pourtant l’ouvrage de quelques mois de discipline militaire.

Combien ce moyen ne sera-t-il pas plus efficace, étant dirigé sur les organes souples et flexibles de l’enfance, modifié avec philosophie et mis en œuvre avec habileté et intelligence.

Sans l’éducation commune et nationale, il est également impossible de créer les deux habitudes importantes que je viens de développer. Deux heures d’école ébaucheraient à peine l’ouvrage ; l’indépendance du reste du jour en effacerait jusqu’à la trace. Sans l’éducation nationale, il vous faut aussi renoncer à former ce que j’appelle les mœurs de l’enfant, qui bientôt, par ce plan, vont devenir les mœurs nationales ; et par là je veux dire la sociabilité ; son caractère, un langage qui ne soit point grossier, l’attitude et le port d’un homme libre, enfin des manières franches, également distantes de la politesse et de la rusticité. Entre citoyens égaux d’une même République, il faut que ces divers avantages de l’éducation soient répartis à tous : car on a beau dire, ces nuances, lorsqu’elles existent, créent d’incalculables différences et établissent de trop réelles inégalités entre les hommes.

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que toutes les habitudes dont j’ai présenté jusqu’ici l’énumération sont une source féconde d’avantages pour les enfants et pour l’État ; ce sont les vrais fondements d’une salutaire éducation ; sans elles il n’existe pas d’éducation. Si, dans l’enfance, nous ne les donnons point à tous les citoyens, la nation ne peut pas être profondément régénérée.

[...]

Quelles sont les notions, quelles sont les connaissances que nous devons à nos élèves ? Toujours celles qui leur sont nécessaires pour l’état de citoyen, et dont l’utilité est commune à toutes les professions.

J’adopte entièrement, pour l’institution publique, la nomenclature que le Comité vous a présentée pour le cours des écoles primaires, apprendre à lire, écrire, compter, mesurer, recevoir des principes de morale, une connaissance sommaire de la constitution, des notions d’économie domestique et rurale, développer le don de la mémoire en y gravant les plus beaux récits de l’histoire des peuples libres et de la Révolution française ; voilà le nécessaire pour chaque citoyen ; voilà l’instruction qui est due à tous.

[...]

C’est d’après le principe que l’enfance est destinée à recevoir l’impression salutaire de l’habitude, que je voudrais qu’à cet âge il ne soit point parlé de religion, précisément parce que je n’aime point dans l’homme ce qu’il a toujours eu jusqu’à présent, une religion d’habitude.

Je regarde ce choix important comme devant être l’acte le plus réfléchi de la raison. Je désirerais que, pendant le cours entier de l’institution publique, l’enfant ne reçût que les instructions de la morale universelle, et non les enseignements d’aucune croyance particulière.

Je désirerais que ce ne fût qu’à douze ans, lorsqu’il sera rentré dans la société, qu’il adoptât un culte avec réflexion. ll me semble qu’il ne devrait choisir que lorsqu’il pourrait juger.

Cependant, d’après la disposition actuelle des esprits, surtout dans les campagnes, peut-être pourriez-vous craindre de porter le mécontentement et le scandale même au milieu de familles simples et innocentes, si les parents voyaient leurs enfants séparés jusqu’à douze ans des pratiques extérieures de tout culte religieux. Je soumets cette difficulté de circonstances à la sagesse de vos réflexions ; mais j’insiste, dans tous les cas, pour que cette partie d’enseignement n’entre point dans le cours de l’éducation nationale, ne soit point confiée aux instituteurs nationaux, et qu’il soit seulement permis (si vous jugez cette condescendance nécessaire) de conduire à certains jours et à certaines heures les enfants au temple le plus voisin, pour y apprendre et y pratiquer la religion à laquelle ils auront été voués par leurs familles.

Telles sont les bornes dans lesquelles se renferme le plan de l’institution publique.

Je peux le résumer en deux mots.

Donner à tous les habitudes physiques et les habitudes morales, les instructions et les connaissances qui, étant acquises dans l’enfance, influent sur tout le reste de la vie, qu’il importe à tous d’acquérir, qui ont une commune utilité pour tous, à quelque profession qu’ils se destinent, et qui doivent produire une masse sensible d’avantages pour la société, lorsqu’elle en aura également pourvu tous les membres qui sont destinés à la composer. [...]

»

La lecture de ce plan éducatif devant la Convention révolutionnaire suscita de nombreuses réactions. Soutenu par Danton et Robespierre, il fut combattu par l'abbé Grégoire. Il fut approuvé par les conventionnaires. « L’imagination, dit Robespierre en opinant pour l’adoption du plan d’éducation publique obligatoire, pose les bornes du possible ; mais quand on a le courage de bien faire, il faut franchir ces bornes... Je vois d’un côté la classe des riches qui repousse cette loi ; de l’autre le peuple qui la demande : je n’hésite plus, elle doit être adoptée. »

Danton qui déclara plus tard que les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents fit décréter la création de « maisons d’égalité » où les enfants seraient instruits, nourris et logés gratuitement et de classes où les citoyens qui voudraient garder leurs enfants pourraient les envoyer pour s’y instruire.

Lors de la séance du 22 frimaire an II (1794), Danton déclara « II est temps de rétablir ce grand principe qu’on semble méconnaître : que les enfants appartiennent à la république avant d’appartenir à leurs parents. Nous avons assez fait pour les affections, devons-nous dire aux parents, nous ne vous les arrachons pas, vos enfants, mais vous ne pouvez les soustraire à l’influence nationale. »

« Formule odieuse — selon Albert de Mun, adversaire de Jules Ferry — mais précieuse en même temps, qui démasque les rhéteurs, qui résume nettement les déclamations, et qui exprime en quatre mots ce que M. Spuller [un jacobin de l’époque de Jules Ferry] met aujourd’hui cent pages à dire moins bien ».

Robespierre, Danton et Barère insisteront publiquement à plusieurs reprises sur la primauté de l’État en matière d’éducation.

Robespierre prononce ainsi
le 18 floréal an II (mai 1794), Arch. parlem., 1/82/138/2, cette phrase :
« La patrie a seule le droit d’élever ses enfants ; elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles ni aux préjugés des particuliers. »

Danton déclara ainsi 13 août 1793, (Arch. parlem., 1/72/126/2) :

« Mon fils ne m’appartient pas, il est à la République »

Danton ajoute le 22 frimaire an II, 12 décembre 1793 : Moniteur n° 84, 24 frimaire, 14 décembre, p. 339/2 :
« les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents »

« les enfants appartiennent à la famille générale, à la République, avant d’appartenir aux familles particulières » (source ici aussi)

Ces formules sont récurrentes dans les procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention. Le 18 décembre 1792, J.-B. Leclerc y déclare :
« Au moyen de l’instruction commune, vous déjouez toutes les passions funestes au bien public, vous dérobez le cœur des enfants à l’aristocratie des parents, à leur orgueil, à leur fanatisme. »

Napoléon réinstaura la puissance paternelle : « L’autorité des pères de famille doit être là pour suppléer les lois, corriger les mœurs et préparer l’obéissance ». (MALEVILLE, corédacteur du Code civil).

Voir aussi

Le Devoir de Montréal : « L’école n’est pas au service des parents. »

ECR — Nos enfants n’appartiennent pas à l’État

Marie Geiss-Galimard : « Pour les Allemands, les enfants sont la propriété de l’État »

Le cours ECR « pour former des citoyens complets » (les parents privés du cours étant incomplets ?)

Allemagne — Parents inquiets protestent contre l’imposition de la théorie du genre

Georges Leroux – le pluraliste jacobin (1 sur 2)

George Leroux : L’État doit viser à déstabiliser les systèmes absolutistes de croyance (des parents)

2 commentaires:

Ecolemaison a dit…

Merci pour cet article que nous relayons.
Tout votre travail est admirable, continuez autant que vous le pouvez.

Enseignement et liberté a dit…

« Les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents »
Le site Pour une école libre au Québec publie un florilège de citations de révolutionnaires revendiquant pour l'Etat l'éducation des enfants.
A ceux cités l'on pourrait ajouter Rabaut-Saint-Etienne pour qui l'essentiel n'était pas l'instruction publique mais l'éducation nationale, parce que "l'enfant qui n'est pas né appartient déjà à la patrie".
Nos ministres actuels, même s'ils sont au fond d'accord avec les grands ancêtres, tel Vincent Peillon, préfèrent se référer à Condorcet qui pensait exactement le contraire, en écrivant que "prétendre éduquer, c'est d'abord outrager le droit des parents" et que les préjugés "donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie"
http://www.pouruneécolelibre.com/…/les-enfants-appar…
Pour de plus amples développements, voir sur notre site "Le bicentenaire et l'école" par Maurice Boudot, à :
http://www.enseignementliberte.org/…/397-lettre-n-24-le-bic…