dimanche 7 avril 2013

La gauche est toujours prête à faire pleurer les ouvriers, mais pas à mécontenter les intellectuels

Extraits d'un entretien entre le sociologue Mathieu Bock-Côté et le politologue Marc Crapez :

Bock-Côté — Les socialistes ont pris l’habitude, depuis Mitterrand, de compenser leurs échecs économiques par une offensive idéologique marquée sur les questions « sociétales ». [Voir le cas d'Obama : États-Unis : Mauvais chiffres de l'emploi, on va reparler de plus belle du mariage homosexuel.] En 1981, incapables de « rompre avec le capitalisme », ils se sont convertis au multiculturalisme. Aujourd’hui, ils semblent rééditer l’exploit. François Hollande s’était présenté aux élections dans le rôle de celui qui casserait l’arrogance des riches et sortirait la France de la crise mondiale. Il n’y peut rien. Donc il mise beaucoup sur le mariage gay et d’autres questions « sociétales », qui permettent de réactiver le clivage gauche-droite, en présentant la gauche comme le parti de l’ouverture à la diversité, et la droite comme le parti du repli traditionaliste et du refus de la modernité. Est-ce que ma description est exacte ? Et surtout, la France est-elle condamnée à toujours répéter ce scénario ? Peut-on lui imaginer un autre programme ?

Marc Crapez — En France, la gauche est toujours prête à renier ses promesses sociales, mais elle ne lâche jamais sur le terrain sociétal. Elle est prête à faire pleurer les ouvriers, mais pas à mécontenter les intellectuels. Une fois au pouvoir, la gauche française « n’inquiète pas les intérêts », constatait déjà le politologue André Siegfried il y a 60 ans. En revanche, elle s’emploie à satisfaire la mystique des intellectuels de gauche en frappant compulsivement la vieille société, ses mœurs et ses traditions. L’escroquerie fondatrice de la gauche est qu’on ne peut pas à la fois augmenter les libertés publiques et réduire les inégalités sociales. On ne peut pas améliorer les conditions de vie du plus grand nombre si l’on cultive un clientélisme en faveur des fonctionnaires et des associations subventionnées. La gauche est donc condamnée à décevoir les espérances de justice que suscite sa démagogie électoraliste. Faute de pouvoir améliorer les conditions de vie concrètes, elle s’emploie à modifier les manières de penser.

Un fait notable, jamais relevé par les journalistes français, est la gauchisation de ce gouvernement par rapport au précédent gouvernement de gauche de Lionel Jospin, il y a quinze ans. Si les anciens militants d’extrême-gauche ont obtenu des postes au sein du PS plutôt que des ministères (Harlem Désir, David Assouline), des ministères ont été confiés à des gens très marqués à gauche (Arnaud Montebourg, Christiane Taubira) et des ministères symboliques comme l’Éducation nationale et la Culture ont été donnés à des personnalités modérées économiquement mais proches intellectuellement de l’extrême-gauche (Vincent Peillon  [ministre de l'Éducation, voir nos billets] et Aurélie Filippetti). Ce rapport de force interne fait pression en faveur des réformes sociétales.

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[François Copé, UMP centre-droite] raconte dans son livre sa stupéfaction lorsqu’un médecin déclara à sa fille de 3 ans : « Heureusement, tu es plus gentille que ton père ». Cette atmosphère de chasse aux sorcières traite en paria quiconque refuse de donner des gages à l’extrême-gauche. C’est un fourvoiement complet des idéaux antiracistes des origines, qui consistaient à refuser la loi du plus fort, la médisance et les jugements expéditifs.

Dans ces conditions, lorsque François Fillon [concurrent de Copé au sein de l'UMP] feint de redouter une UMP « rongée par l’extrême-droite », il cherche cyniquement à courtiser la gauche médiatique. À défaut d’idées, il fait semblant de soupçonner Copé d’être attiré par l’extrême-droite. Quant à Sarkozy, il avait lancé au peuple de droite un « je vous ai compris » qui n’a pas été suivi d’effet. Son retour ne me paraît pas souhaitable. Cette perspective entretient un parfum de bonapartiste et de caporaliste qui ne contribue pas à cimenter la droite sur un socle commun modéré, gaulliste, conservateur et libéral.

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Bock-Côté — Je l’évoquais dans ma première question : la rupture entre les élites et le peuple. Elle est partout visible dans les sociétés contemporaines. Quelles sont les lignes de fracture les plus visibles entre les premières et le second? Et qu’est-ce qui sépare les élites du peuple? Le rapport au territoire? À la mondialisation? À la nation? Aux mœurs? Et cette fracture est-elle politiquement réparable? Ou est-elle condamnée à s’élargir, à se radicaliser?

Marc Crapez — Que de bonnes questions ! Et tu apportes des éléments de réponse en écrivant que les élites, ayant constaté que les peuples « se portaient à la défense de la civilisation occidentale contre les groupes militants qui s’attaquaient à elle », s’emploient à les court-circuiter « en invitant chaque groupe identitaire ou social à traduire ses revendications en droits fondamentaux qu’il faudrait soustraire à l’emprise de la souveraineté populaire ». Dès lors, les gouvernements n’ont plus de « vision claire du bien commun » et ne comprennent plus que « consulter n’est pas gouverner ».

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Mais actuellement, l’un des problèmes majeurs est la bunkerisation d’élites qui, se croyant dotées d’un discernement de droit divin, voient les peuples comme des obstacles.

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Marc Crapez en 1998 sur la genèse des droites et des gauches. Où l'on apprend que la droite n'est plus la droite, de nombreux socialistes étaient antisémites et de nombreux gens à droite, des libéraux et des catholiques étaient dreyfusards. Ceux qui se revendiquent intellectuels sont souvent des demi-intellectuels de gauche, ils forment la lumpenintelligentsia de Max Weber (littéralement la classe intellectuelle en haillons). Sur le modèle du lumpenproletariat.


Voir aussi

Pour le ministre de l'Éducation français, le socialisme est une religion

Michéa : Le sens du passé contre l'illusion adolescente d'un recommencement absolu

Marc Crapez : « De quand date le clivage gauche/droite en France ? »

Bock-Côté : Genèse du multiculturalisme dans la politique contemporaine

Marc Crapez, recension de La gauche et l’antisémitisme





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