dimanche 26 août 2012

Histoire — « On a trop souvent mythifié el-Andalous »

Extraits d'un article de Sylvie Nougarou intitulé Le Mythe andalou dans Le Figaro hors série:

À Cordoue et à Grenade, [...] il y eut, il est vrai, des controverses religieuses entre « gens du Livre », comme il y en eut dans l'Espagne chrétienne et ailleurs en Europe.

En terre d'Islam, ces joutes intellectuelles réservées à très peu d'érudits visaient à magnifier le Coran. Elles n'eurent qu'un temps, bientôt interdites par des juges qui voyaient d'un mauvais œil la discussion de textes scripturaires.

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Elles ne modifiaient en rien la vie quotidienne des communautés juive et chrétienne, caractérisée par la dhimmitude, c'est-à-dire un statut de citoyens de seconde zone, privés d'armes et de cheval, obligés de porter un insigne correspondant à leur état. Selon certains cadis, qui étaient loin d'être minoritaires, surtout à partir du XIe siècle, ces êtres « vils » n'étaient bons qu'à « ramasser les ordures » et « nettoyer les latrines ».

Les disputes entre clercs n'empêchaient pas non plus les persécutions populaires, pogromes, massacres ou encore la possession de nombreux esclaves chrétiens par les riches musulmans — l'islam médiéval se caractérisant par l'emploi massif de ces esclaves.

« Les habitants souffraient, des deux côtés, angoisses et peines, leurs terres dévastées et leurs maisons brûlées, les femmes, les hommes et les enfants enlevés de force, résume dans Les Négriers en terres d'Islam le grand médiéviste Jacques Heers. Parler comme l'ont fait et le font encore quelques historiens d'occasion, d'une civilisation et d'une société "des trois cultures", musulmane, juive et chrétienne, est signe d'ignorance ou de supercherie, les deux ensemble généralement. »

[...]

Le spécialiste de l'Espagne musulman, Pierre Guichard, le déplore : « On a trop souvent mythifié el-Andalous, où l'on a voulu voir aussi bien en Occident que dans l'imaginaire arabe, à la fois un paradis perdu et le modèles des possibles "Andalousies" consensuelles du futur. » [comprendre les régions européennes soumises à une forte immigration musulmanes]

En effet, ce mythe a une vocation politique. En Europe, il est apparu au XIXe siècle pour donner l'image d'un islam éclairé et tolérant et mieux dénigrer par contraste une Europe catholique sectaire, brutale et arriérée, celle-là même qui expulsera les Juifs à la fin du XVe siècle et les Morisques au début du XVIIe.  [Toutefois, pour Fernand Braudel dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II :  « La péninsule, pour redevenir Europe, a refusé d'être Afrique ou Orient, selon un processus qui ressemble d'une certaine manière à des processus actuels de décolonisation. » Se rappeler le choix de la valise ou du cercueil laissé aux Européens établis depuis plus d'un siècle dans l'Algérie des années 1960.]

Des mythes apparentés ont été répandus dans le même but. Un récit des croisades qui en fait autant de manifestations de l'impérialisme destructeur d'une chrétienté fanatique, par exemple. [Alors que la majorité de la population des États libérés par les Francs étaient probablement chrétiens en 1099, que la dimension religieuse étaient indéniables chez pèlerins partis garantir la route du Saint Sépulcre et que toute la population musulmane de Jérusalem avait été passée par le fil de l'épée quand les Turcs Seldjoukides, également musulmans, prirent Jérusalem en 1071.]

Ou encore l'origine musulmane de la Renaissance : ainsi prétend-on parfois que le mouvement de retour des élites intellectuelles européennes vers les humanités et la science grecque aurait été lancé dans l'Espagne sous domination musulmane.

Ainsi rappelle-t-on que c'est à Tolède qu'a commencé dans le dernier tiers du XIIe siècle la traduction en latin de versions arabes des textes grecs qui devaient alimenter les universités médiévales d'Occident. Or, Tolède était redevenue chrétienne [en 1085, soit depuis près d'un siècle ] et ces traductions furent faites à l'initiative de l'Église.

Surtout, comme Sylvain Gouguenheim l'a magistralement montré, la science grecque avait pénétré en terre d'islam par les chrétiens syriaques [et nestoriens] et l'esprit grec resta toujours étranger à l'islam [qui s'intéressait par exemple à l'astronomie grecque pour des raisons de calendrier religieux et d'orientation de la prière, mais très peu à la philosophie grecque].

Loin d'avoir recours à des pédagogues  musulmans, les clercs d'Europe n'ont jamais cessé de se tourner vers la Grèce [la Byzance grecque ne cessera d'exister qu'en 1453]. En particulier en Sicile et au Mont-Saint-Michel, où des traductions latines ont été opérées directement sur le texte grec cinquante ans avant celles de Tolède.

Le mythe andalou est enfin lié au mythe de l'âge d'or des Juifs en Espagne. Les Juifs avaient parfois aidé, y compris militairement, les armées musulmanes dans les premiers temps de la conquête (dès 711) et souvent ressenti la défaite des royaumes wisigoths comme une libération. Plus tard, le califat de Cordoue leur permit d'exercer la médecine et le commerce, notamment celui de la soie et des esclaves. À Grenade, Samuel ibn Nagrela devint même grand vizir. Mais cette faveur ne dura pas. La mise  à mort de son fils Joseph en 1066 fut le signal d'un grand massacre de Juifs par la population musulmane. Des pogromes avaient déjà eu lieu à Cordoue en 101 ainsi que l'assassinat du ministre juif de l'émir à Saragosse en 1039.

L'arrivée des Almoravides puis des Almohades [venus du Maghreb] aggrava les choses. Au XIIe siècle, beaucoup de [juifs] Sépharades se réfugièrent en Provence, en Afrique ou tout simplement à Tolède redevenue chrétienne. Maïmonide [une école juive de Montréal porte son nom], natif de Cordoue exilé au Caire, s'est plaint en 1172 à ses coreligionnaires du Yémen des persécutions sans égal qu'inflige aux Juifs « la nation d'Ismaël ».

Selon Bernard Lewis, professeur émérite à l'université de Princeton, qui a regardé les faits et la chronologie à la loupe, l'âge d'or juif en Espagne n'a pas de consistance, la prétention à la tolérance dans l'islam étant un phénomène tout récent. 

Pour Mark R. Cohen, spécialiste des études proche-orientales dans la même université,  « le mythe d'une utopie inter-religieuse » aurait été produit par les historiens juifs allemands du XIXe siècle, dont Heinrich Graetz, pour mettre en valeur les persécutions en Europe chrétienne, particulièrement orientale [notamment dans l'Empire russe]. 

Selon Cohen et d'autres historiens comme Frederick M. Schweitzer, ce mythe aurait été réutilisé par la propagande antisioniste arabe après 1948 pour suggérer que la création d'Israël aurait brisé une concorde ancienne et naturelle. À partir de rares moments de détente relative, s'est forgée une fiction de tolérance à usage politique. Comme tous les âges d'or, le mythe andalou est une affaire d'idéologues.







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1 commentaire:

Veritas in sciencia a dit…

Luc Ferry, qui ne connaît rien à la philosophie médiévale sinon quelques clichés à la mode aussi faux que politiquement orientés, a fait entrer Averroès, alors qu'il était ministre de l'Education Nationale, au programme de philosophie des classes de Terminale, en promouvant l'image d'un "philosophe de la tolérance" !

Mais comment peut-on être aussi faux dans ses opinions comme dans ses arguments ?

Rémi Brague développe ces idées sur Averroès dans un article remarquable intitulé "Le Jihad des philosophes"; on trouve cet article dans un ouvrage collectif non moins remarquable : "ENQUETES SUR L'ISLAM", paru chez Desclée de Brouwer il y a sept ans environ.