samedi 6 juin 2009

Nathalie Bulle — Essai sur l’évolution pédagogique



Quelques lignes sur le dernier ouvrage de Nathalie Bulle, chercheuse au CNRS au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique.




L'école et son double
Essai sur l'évolution pédagogique en France
324 pages
Éditeur : Hermann
Paru le 5 février 2009

Tiré du dossier de presse reçu.

Cet ouvrage pose une question simple mais essentielle pour toutes les sociétés démocratiques et libérales. Pourquoi le processus de démocratisation des systèmes éducatifs occidentaux a-t-il justifié un recours de plus en plus important à la pensée pédagogique dite moderne et un discrédit progressif de l’enseignement des disciplines, de leurs méthodes et de leurs contenus ? Cette question apparaît d’autant plus déterminante que les transformations pédagogiques n’ont pas été portées par des débats d’idées. Elles n’ont pas eu, en réalité, pour vocation d’apporter des solutions aux difficultés du moment, en vertu d’inspirations diverses.

L’auteur montre que ces transformations ont suivi une voie définie en profondeur. Ceux qui orientent l’école dans cette voie entretiennent, par leur culture en sciences humaines, des représentations de l’homme et de son développement héritées du XIXe siècle et fondées sur des bases fragiles ou fausses. Les directions prises servent ainsi, dans leur ensemble, une idée philosophique de l’homme et de la société qui dépasse les clivages politiques et remonte aux premiers développements des sciences de l’homme.

En montrant comment la démocratisation des systèmes éducatifs en Occident a suscité un appel d’idées pédagogiques opposées aux besoins fondamentaux de l’enseignement, Nathalie Bulle met au jour une série stupéfiante de croyances fausses qui se sont constituées autour de l’école, de ses enseignements et ses méthodes, de ses succès comme de ses échecs. Il n’y avait pas autant de retards scolaires qu’on le prétendait lorsqu’on a réformé l’enseignement du français dans le primaire dans les années 70 et révisé l’orientation pédagogique du collège ; les effets de la réforme des mathématiques modernes n’ont pas été ce qu’on en a dit et ne justifiaient pas la contre-réforme menée ultérieurement ; les transformations pédagogiques profondes de la fin des années 80 ont altéré la réussite des élèves, diminué leur intérêt pour les lettres et les sciences, et accentué l’inégalité des chances. Des analyses statistiques révèlent les différences en termes d’efficacité entre les méthodes pédagogiques, notamment envers les élèves issus des milieux les plus défavorisés. Des études historiques conduisent à renverser les liens établis entre autoritarisme politique et méthodes fondées sur la transmission des savoirs d’une part, entre démocratie et méthodes modernes, centrées sur l’élève, d’autre part, etc.

Extraits d'un entretien avec Nathalie Bulle

Comment votre ouvrage, L’école et son double, s’inscrit-il dans vos travaux de recherche ?

[...]

Sur ces questions, je dois avouer que j’ai beaucoup enrichi ma réflexion lors d’un séjour d’un an aux États-Unis en 1996-97, à Chicago, où j’ai étudié les transformations du système éducatif américain. J’ai été alors frappée par les analogies qu’il était possible d’établir entre les évolutions pédagogiques des deux systèmes, à 50 ans d’intervalle. Le système d’enseignement secondaire américain s’est, en effet, massifié et transformé dans la première moitié du XXe siècle. Ce sont en grande part les lois sur l’obligation scolaire qui expliquent la précocité de l’évolution de l’école aux États-Unis.

L’analogie la plus importante qu’il est possible d’établir entre les évolutions pédagogiques américaine et française concerne la guerre menée contre l’enseignement des disciplines et, corrélativement, le changement d’interprétation des missions de l’école. Ces changements sont marqués par le passage du sort de l’école des mains des élites académiques à celles des professionnels de l’éducation. Les analyses des intellectuels américains, témoins de ces transformations, ainsi que celles de nombreux historiens de l’éducation américains sont particulièrement intéressantes car elles bénéficient d’un recul que l’actualité des réformes en France rend difficile.

Or, l’histoire de l’enseignement secondaire américain au cours du XXe siècle est, à certains égards, celle d’un massacre pédagogique.

[...]

Pourquoi a-t-on opéré ces formes de rénovation pédagogique que vous jugez néfastes ?

Ceux qui ont œuvré pour la rénovation pédagogique du système éducatif ont vraiment cru que les pédagogies dites nouvelles permettaient la quadrature du cercle, tout au moins qu’une conception non idéologique, scientifique de l’enseignement, serait plus juste et plus efficace.

Compte-tenu du système de doctrines et de croyances qui inspiraient et qui inspire encore nombre de ceux qui s’intéressent à l’école, il est logique d’accorder crédit aux courants des pédagogies que je qualifie de progressistes. Mais ces pédagogies sont fondées sur une erreur fondamentale.

Ce que je montre en particulier dans mon livre, c’est que cette cohérence d’ensemble tient en grande part à un héritage commun de ces doctrines : l’idée même d’évolution et plus particulièrement le modèle biologique d’évolution et d’adaptation qui fait de l’individu le produit de son milieu. En matière pédagogique, ces croyances satisfont aussi une vision simple et donc presque intuitive de l’apprentissage, que l’on voudrait largement inductif. Cette vision se veut scientifique. Mais encore, elle répond au modèle démocratique du lien social, constitué par des relations horizontales libérées de toute autorité normative intrinsèque.

Le rapprochement du modèle démocratique de lien social et de ces formes d’apprentissage fondées sur des relations horizontales est lui-même un produit du modèle biologique d’évolution et d’adaptation qui inspire l’ensemble de ces conceptions. On est donc en face d’un système d’arguments fortement circulaire qui, comme l’a bien montré Raymond Boudon, est propice à leurrer celui qui le soutient. Au total, on a cru qu’en important ces principes pédagogiques dits modernes ou progressistes, on améliorerait la qualité de l’enseignement tout en progressant dans l’organisation démocratique de la société.

Quelle erreur fondamentale a-t-on commise ?

Si l’évolution a préparé l’homme pour l’acquisition de certaines compétences de base, ces dernières ne constituent pas les modèles de tout développement cognitif. Au contraire, le développement des formes de connaissance et d’habiletés qui renvoient aux « fonctions mentales supérieures » s’inscrit en rupture avec le modèle biologique, comme le défend un psychologue russe que l’on tient aujourd’hui pour le « Mozart de la psychologie », sans utiliser nécessairement à bon escient ses travaux, Lev Vygotsky. Vygotsky est né la même année que Jean Piaget, en 1896, mais il est mort bien plus tôt. Il oppose la spécificité de la transmission culturelle au sein du processus scolaire, et le développement de la pensée par l’expérience, alors que les psychologies progressistes identifient ces deux formes de développement. Pour Vygotsky, l’enseignement à proprement parler permet d’approfondir et d’étendre les possibilités réflexives des élèves. Il suscite le développement intellectuel même, que l’on voudrait depuis Piaget notamment, plus ou moins spontané, indépendant des enseignements scolaires. C’est une erreur grave. Il faut se déprendre des vieilles théories de la psychologie dite génétique et rebâtir notre approche de l’enseignement sur des bases psychologiques solides.

Toute la vogue de l’expérimental et de l’expérience à l’école s’enracine dans ces croyances qui relèvent de présupposés psychologiques et épistémologiques erronés. Elle renvoie à l’un des aspects de la pensée humaine, mais ce n’est pas celui qui est le plus important du point de vue du rôle spécifique de l’école. Un nouvel équilibre est nécessaire, qui doit permettre de retrouver toute l’importance, en sciences, de la pensée démonstrative, hypothético-déductive et, en lettres, de la formation grammaticale et de l’écrit. Les allègements auraient dû toucher les ramifications superflues des enseignements, non ce que l’on tient pour difficultés qui, non seulement fait la saveur des disciplines, mais permet de les présenter sous leur vrai jour et de les mettre au service du développement cognitif.

Vous parlez de transmission des savoirs, pourquoi l’oppose-t-on à l’idée de transmission de compétences ?

La transmission des savoirs désigne l’acte général d’enseigner en indiquant qu’il s’inscrit dans le cadre d’une structure disciplinaire. Le développement des compétences est une des conséquences de cet enseignement. Je préfère, quant à moi, parler de développement des habiletés mais je désigne par là en même temps quelque chose de plus général, qui prend en compte la synthèse propre opérée par l’individu dans le développement de sa pensée. Ces développements sont par ailleurs indissociables de l’acquisition de connaissances à proprement parler, lesquelles constituent le tissu sur la base duquel la pensée peut accéder à des niveaux supérieurs de maîtrise.

Vouloir transmettre des compétences et non plus des savoirs, c’est contester, dans la voie tracée par le progressisme pédagogique, le rôle joué à cet égard par les cadres disciplinaires et les enseignements explicites. Le choix des termes est ici orienté par des présupposés psychologiques et épistémologiques. Hannah Arendt relevait au début des années cinquante la croyance un peu trop simple qui imprégnait l’enseignement américain, suivant laquelle on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, croyance qui engageait l’école à substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. L’idée suivant laquelle il ne s’agit pas d’enseigner des savoirs, mais d’inculquer des savoir-faire, participe de cette même croyance. D’où une évolution paradoxale de l’école qui prétend encourager la créativité d’un coté, et ne transmettre plus des savoirs, mais des compétences ou des savoir-faire de l’autre. En se privant progressivement des cadres disciplinaires, l’enseignement fini par transmettre des recettes, à l’encontre de ses objectifs profonds. L’abstraction n’est pas une fermeture à la réalité mais au contraire une ouverture à différentes réalités concrètes.

Il est, comme l’écrivait dans un livre qui a fait date, Jean-Claude Milner, des savoirs stratégiques qui ouvrent la pensée à des familles d’autres savoirs. Ce sont ces savoirs qu’il faut enseigner en priorité, parce que ce sont les moins versatiles. Cet enseignement doit lui-même se constituer progressivement, de manière explicite, de ses formes simples et élémentaires vers ses formes élaborées. C’est sur la base de figures abstraites, qui simplifient le réel mais en même temps lui donnent sens, que la pensée crée de nouveaux liens, de nouvelles possibilités de compréhension.

Au total, transmettre des savoirs plutôt que des compétences, c’est se fonder sur le sens le plus général de l’acte d’enseigner pour encourager le développement cognitif et la création. Faire appel, sur cette base, à l’activité de l’élève, sans préjugés progressistes ou pragmatistes, passe par le travail, l’effort, les exercices au tableau noir comme disait Alain. On ne grimpe pas sans mal sur les épaules des générations passées.

[...]

Comment situez-vous le modèle finlandais ?

Les points forts du modèle finlandais sont, me semble-t-il, la reconnaissance sociale du métier d’enseignant, l’adaptation relative à la diversité des élèves et le soutien précoce des difficultés scolaires. Mais au-delà de ces caractères, son succès est relatif et limité. Il n’est pas celui qu’on croit.

Considérons l’enquête internationale PISA où les résultats des élèves finlandais se distinguent depuis quelques années. Ce succès est relatif parce que, comme le notent des professeurs de l’APMEP (l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public), la différence globale observée entre la France et la Finlande disparaîtrait totalement si l’on mettait de côté, en France, les 10 % de jeunes qui réussissent le moins bien. [Pensez au grand nombre de décrocheurs au Québec qui n'entrent pas en ligne de compte ou aux nombreux absents québécois des tests interprovinciaux.] Or, si l’on tient compte des différences spécifiques des populations des deux pays, la meilleure performance de l’école finlandaise perd tout sens. Mais encore, cette meilleure performance est elle-même limitée car, comme le notent encore les membres de l’APMEP, PISA n’évalue pas la qualité générale des systèmes éducatifs en jeu. Elle n’évalue pas les compétences en mathématiques par exemple, mais se limite à ce que l’OCDE juge essentiel pour la vie ordinaire de tout citoyen (ce qui est nommé officiellement “mathematical literacy” [compétence en mathématiques]). Les contenus des questions de PISA, qui s’adressent à des élèves de 15 ans, couvrent seulement environ 15 % des contenus des programmes du collège français, c’est-à-dire du programme étudié par plus de 85 % des jeunes concernés. Le niveau des compétences testées serait en réalité adapté au niveau de la première année du collège et non de sa dernière année. Le travail sur les fractions, la résolution d’équations ou le raisonnement géométrique n’y figurent pas. Le système finlandais est, d’un point de vue pédagogique, inspiré par le modèle anglo-saxon.

Sorti des mathématiques de tous les jours, ses performances sont plutôt très moyennes, comme l’attestent d’autres enquêtes internationales visant à évaluer des compétences plus générales (IEA 1981, TIMSS 1999) ou des enquêtes infranationales menées par exemple dans des instituts polytechniques (l’une d’elles montre que 65 % des étudiants finlandais testés, soit 1560 sur 2400 n’ont pu résoudre un problème élémentaire nécessitant la différence de deux fractions et la division du résultat par un entier). Les professeurs de l’enseignement supérieur en Finlande, dans les universités et écoles d’ingénieur, s’alarment en réalité de la chute du niveau des étudiants et dénoncent le cercle vicieux qui consiste à devoir retravailler des concepts qui auraient dû être maîtrisés au lycée et qui ne l’ont pas été parce qu’au lycée le temps a dû être employé à revoir des concepts qui auraient dû être acquis au collège. Ils dénoncent la faiblesse ou l’absence des bases communes de connaissances sur lesquelles il est possible de construire au niveau supérieur. Rappelons que notre enseignement était, il y a un quart de siècle encore, l’un des meilleurs au monde.

L’enquête internationale menée par L’IEA (International Project for the Evaluation of Educational Achievement) en 1981, testant le niveau atteint par les élèves après huit années de scolarité obligatoire, rend compte des excellents résultats en mathématiques des élèves français, qui étaient, sur de nombreux sujets supérieurs à la moyenne du quartile supérieur (les 25 % les meilleurs), les neufs pays enquêtés étant, outre la France, l’Angleterre, la Belgique, l’Écosse, les États-Unis, la Finlande, le Japon, les Pays-Bas, et la Suède.

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